Les traits du visage et du corps sont renversés, les plans superposés, les bouches réduites à des trous noirs menaçants bordés de petites dents saillantes, les nez et les seins à des points… Tel est le vocabulaire des « tableaux magiques ». L’expression est trouvée en 1938 par le critique Christian Zervos pour qualifier les œuvres singulières réalisées par Picasso entre l’été 1926 et le début de l’année 1930. Soit cent cinquante peintures envoûtantes, surtout des têtes et des corps féminins follement expressifs. Le musée national Picasso-Paris en présente quatre-vingt pour mettre en lumière cette période du peintre, coincée entre le retour au classicisme des années 1920 et les années 1930 dominées par un chef-d’œuvre, Guernica.
Méconnues, ces peintures « magiques » sont pourtant cruciales, « aussi radicales et aussi révolutionnaires que l’élaboration, avec Braque, du cubisme, presque vingt ans auparavant », écrivent les historiens Marilyn McCully et Michael Raeburn, spécialistes du sujet et commissaires invités de l’exposition. Didactique parce que déclinant de nombreux thèmes, articulée autour du texte initial de Christian Zervos et de leurs propres recherches, celle-ci prouve avec clarté que cette période mérite plus d’attention au sein de l’évolution picassienne. « C’est le début des distorsions du visage, de ces têtes à la fois de profil et de face… Exactement ce qui est devenu le « style Picasso » aux yeux du grand public », précise François Dareau, conservateur au musée national Picasso-Paris.
Masques Grebo, Nimba et Mukuyi, ou poteau de faîtage de Nouvelle-Calédonie, sept objets extra-occidentaux ayant appartenu à Picasso sont exposés sur une estrade pour rappeler les sources d’inspirations de l’artiste. Comme eux, les « Tableaux magiques » ne sont pas faits pour « décorer les appartements» mais pour perturber l’œil et l’esprit. L’artiste est un magicien. « Les irradiations qui émanent de ses images nous révèlent le pouvoir magique des signes », écrit Christian Zervos dans les Cahiers d’art. Comme des formules secrètes, les formes, sinueuses ou anguleuses, de ses peintures forment un réseau de codes et d’idéogrammes à déchiffrer. Même son mode opératoire, par répétitions et séries, rappelle les incantations propres aux transes, aux rites et aux sortilèges.
Le Picasso des « Tableaux magiques » est-il pour autant un artiste nébuleux ? À un Surréalisme flou attaché aux rêves et à l’inconscient, en vogue à la même période, le peintre oppose « une volonté prodigieuse de figuration nettement intelligible », écrit Carl Einstein dans la revue Documents en 1930. Présentés en contrepoint des peintures de l’exposition, des textes de Michel Leiris, Carl Einstein et Christian Zervos défendent plutôt un Picasso farouchement attaché au réel. Réel du corps d’une baigneuse, d’une femme endormie sur un fauteuil ou d’une guitare, rendus magiques parce que métamorphosés.
« Picasso. Tableaux magiques », jusqu’au 23 février, Musée national Picasso-Paris, 5 rue de Thorigny, 75003 Paris.