Historienne de la photographie, vous organisez des expositions à Londres, Amsterdam, Shanghai et Hong Kong. Depuis cinq ans, vous dirigez également le musée des Beaux-Arts du Locle, petite ville du canton de Neuchâtel. Qu’est-ce qui vous a attirée dans cette institution éloignée des grands centres urbains ?
D’abord, c’est un très beau grand musée – il fait 2 000 m2, sur quatre étages –, qui avait été totalement rénové lorsque je suis entrée en fonction en 2014. Ensuite, cette institution qui n’avait plus de direction depuis 2010 réclamait d’être réinventée. La ville du Locle me laissait carte blanche pour relancer ce musée qui existe depuis plus de cent cinquante ans. Dans de telles conditions, ce genre de défi ne se refuse pas.
En arrivant, vous avez décidé d’axer la programmation sur la photographie. Au-delà du fait qu’elle est votre sujet de prédilection, pourquoi ce choix ?
Dans les années 1940, le directeur du musée avait eu une idée assez futée. Son budget étant serré, il avait compris qu’il pouvait faire venir Francisco de Goya et Pablo Picasso au Locle à travers la gravure. Le musée des Beaux-Arts a alors commencé à collectionner des estampes. Grâce à elles, il s’est forgé une réputation auprès d’institutions en Suisse romande et en Suisse alémanique. Pour moi, la photographie est au XXIe siècle ce que la gravure a été dans les siècles passés. L’introduire au Locle inscrivait le musée dans une sorte de continuité de son histoire. La photographie partage avec la gravure de nombreux points communs : ce sont deux techniques de production d’images multiples, deux médiums longtemps considérés comme des arts secondaires face à la peinture et à la sculpture. De plus, je trouvais intéressant de faire entrer la photographie dans un musée des beaux-arts. Nous, historiens de la photographie, avons encore beaucoup de travail pour la faire admettre comme un art à part entière. Il est amusant de constater qu’en 1895, cette préoccupation existait déjà – cent vingt cinq ans plus tard, la question n’est toujours pas réglée…
Vous avez ainsi réussi à exposer au Locle Hiroshi Sugimoto, Alex Prager et même les premiers dessins d’Andy Warhol…
J’ai rapidement compris qu’au delà du public régional, les gens connaissaient très mal ce musée. Pour attirer un nouveau public, de Suisse romande, de Suisse alémanique, mais aussi de France, il fallait une programmation internationale et ambitieuse. Il fallait également proposer des expositions consistantes, qui ne se visitent pas en vingt minutes, et accrocher des signatures qui vaillent le déplacement. Car arriver jusqu’ici implique quand même de faire deux heures de route.
Pour attirer un nouveau public, de Suisse romande, de Suisse alémanique, mais aussi de France, il fallait une programmation internationale et ambitieuse.
Cette stratégie fonctionne-t-elle ?
Notre public est en augmentation constante. Les visiteurs viennent autant de Genève que de Neuchâtel. Le public français est plus difficile à attirer, même s’il s’est déplacé en nombre pour l’exposition que j’ai consacrée à Henri Cartier-Bresson. Ce musée n’ayant jamais présenté de photographie auparavant, je voulais démarrer mon projet avec un nom capable de parler aux gens qui ne connaissent pas bien l’histoire de la photographie. C’était aussi une manière de les amener, plus tard, à découvrir des travaux contemporains, des démarches plus exigeantes, dirigées vers les nouvelles technologies, et d’explorer ainsi les richesses de cet art.
Pour autant, la ville du Locle a décidé de réduire votre budget de fonctionnement en 2020. Au printemps dernier, vous avez lancé une campagne de mobilisation autour du musée. Sentez-vous que celui-ci est menacé ?
Oui, la menace est réelle, alors que 2019 a été notre meilleure année en termes de fréquentation et de couverture médiatique. Mais, comme plusieurs villes du canton de Neuchâtel, Le Locle est confronté à des difficultés économiques. Ici, il y a trois musées : deux consacrés à des savoir faire de la région (l’horlogerie et les moulins souterrains) et celui des beaux-arts, qui se trouve dans la ligne de mire des politiciens loclois, aux yeux desquels la culture coûte trop cher. Ils considèrent qu’une telle institution n’est pas indispensable. Or, son budget de fonctionnement est assuré par la ville du Locle. Le réduire implique donc de toucher à celui dédié aux expositions, que je dois intégralement trouver. Cela représente environ 200 000 francs suisses (environ 182 000 euros) chaque année. Inutile de vous dire qu’avec une somme aussi minuscule, je dois faire de la magie. Le Locle est un projet passionnant, mais pas toujours facile à mener. Vu le succès croissant de cette institution, je ne m’attendais pas du tout à de telles tensions. Comme quoi, rien n’est jamais acquis…
Vous travaillez dans le domaine de la photographie depuis vingt ans. Vous avez fait vos premières armes au musée de l’Élysée, à Lausanne, sous la direction de William Ewing, que vous avez quitté en 2010. Avec votre bagage, vous pourriez aller ailleurs. Qu’est-ce qui vous incite à rester au Locle ?
Ici, on me laisse la liberté de programmer les expositions que je veux. Mais aussi d’en organiser à l’extéieur, comme celle que j’ai montée à Hong Kong début 2019 [« Beyond Fashion »] et qui voyagera en février 2020 à Shanghai, puis en Angleterre et aux États-Unis. Ces différentes activités que je mène en parallèle me nourrissent et servent également ce musée, que je n’ai aucune difficulté à vendre à l’étranger parce qu’il « représente » la Suisse. À New York ou à Shanghai, les gens ne savent pas beaucoup plus de choses sur Lausanne ou Genève que sur Le Locle. Et en termes de qualité d’exposition, notre pays jouit d’une excellente réputation.
Dans le cadre de vos activités annexes, vous avez également repris la direction du festival photographique Alt+1000. Pourquoi l’avoir déplacé du canton de Vaud à Neuchâtel ?
Je l’avais dirigé lorsqu’il se déroulait dans le village de Rossinière, là où habitait Balthus. En arrivant au Locle, j’ai dû mettre cette activité de côté. Alors que je réfléchissais à la façon d’ouvrir le musée à un public que les beaux-arts pourraient intimider, j’ai repensé à ce festival biennal qui était sur le point de s’arrêter : la photographie est en effet plus facile d’accès qu’une installation d’art contemporain. De plus, Alt+1000 se déroule sur le principe d’une promenade, qui permet aux visiteurs de découvrir des images dans un beau paysage. J’ai proposé au comité de déplacer le festival dans la région neuchâteloise afin de pouvoir le relancer en lien avec le musée. La première édition, qui s’est tenue en septembre à La Brévine, a rencontré un vif succès.
Musée des Beaux-Arts, 6, rue Anne-Marie-Calame, 2400 Le Locle, Suisse.
Dernier ouvrage de Nathalie Herschdorfer : Corps. Panorama de la photographie contemporaine du corps humain, Bruxelles, Fonds Mercator, 2019.