Dès la lecture du sommaire de Servez citron (Éditions Macula), on a le sentiment que, des « restes de table » qui l’ouvrent aux « mises en place » sur lesquelles il se conclut, ce livre avance à rebours. S’il endosse certains aspects du livre de cuisine, c’est pour mieux en fouiller les dessous, en exposant ce que l’on escamote – le travail et les restes. Les trois composantes de l’ouvrage y concourent, avec les résonances qu’il ménage entre elles : un essai de Jean-Claude Lebensztejn, consacré aux manières de table et accompagné d’extraits du Cuisinier françois de François Pierre de la Varenne (1625), le premier livre de cuisine moderne; une série de photographies d’Éric Poitevin; et un choix de recettes de César et Michel Troisgros.
Les recettes, donc, arrivent à la fin, sans images; ce sont, plus classiquement, des listes d’ingrédients et des suites d’opérations formulées à l’infinitif, dans une langue claire quoique technique, qui relève d’une économie du savoir-faire – des produits, des ustensiles et des gestes pour un certain résultat. Tout s’y enchaîne dans un ordre précis, réglé, jusqu’au moment de dresser les assiettes : « Sur l’assiette, harmoniser la trévise, l’anguille, cinq raisins marinés et une quenelle de beurre d’herbe. »
Sorties de table
Autant que les saveurs et autres sensations gustatives produites par ces combinaisons savantes, il faudra en imaginer la part de composition visuelle. Éric Poitevin a en effet choisi, contre toutes les suggestions de présentation si tristement flatteuses, de photographier, en suivant un protocole immuable, des assiettes récupérées au sortir de table, lorsqu’elles quittent la salle et leur scène.
Si dans ces reliefs toujours différents, les agencements involontaires revêtent une dimension visuelle, c’est aussi qu’ils racontent la façon dont les plats ont été mangés.
Blanches, simples, cerclées seulement d’un fin liseré noir éminemment graphique, elles mettent d’autant mieux en valeur les couleurs intenses ou subtiles, ainsi que les textures liquides ou solides de ce que les mangeurs ont laissé de leurs plats aux noms évocateurs : « Rouge aux lèvres », « Blanc de lait et noir de truffe », « Bécasse au crépuscule ». De « Cosa croccante » – que les historiens d’art apprécieront –, le photographe a retenu deux assiettes reproduites en vis-à-vis : on s’émerveille du disque jaune quasi parfait occupant le centre de l’une, tandis que l’on tente d’interpréter, comme autant d’indices, les projections sur les bords de l’autre et les fragments qui y surnagent. Si dans ces reliefs toujours différents, les agencements involontaires revêtent une dimension visuelle, c’est aussi qu’ils racontent la façon dont les plats ont été mangés.
Les manuels de savoir-vivre étudiés par Jean-ClaudeLebensztejn n’en considèrent pas les gestes à proprement parler, mais les conditions et règles de leur exécution, variables suivant les époques et les cultures. Quelque chose en perdure dans les assiettes vidées, plus ou moins nettoyées ou fouillis, alors que se dessine, par touches d’absence et de peu, un portrait des mangeurs : l’intimité de l’être s’y pare d’un masque social et, au seuil de la disparition, se trame une infinité de signes et de récits.
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Jean-Claude Lebensztejn, Éric Poitevin, César Troisgros, Michel Troisgros, Servez citron, Paris, Éditions Macula, 2020, 280 pages, 45 euros.