« Regardez ces écrans partagés, c’est l’avenir de la vente aux enchères », déclarait Oliver Barker, président de Sotheby’s Europe, maître de cérémonie numérisée lors de l’ouverture de la vente en direct « Rembrandt to Richter » qui totalisa 150 millions de livres sterling à Londres en juillet.
Regardée par une audience en ligne de 150 000 personnes, cette deuxième vente du soir de Sotheby’s en « livestream global multi-caméras » a mis en vedette un commissaire-priseur seul dans une salle truffée d’écrans de contrôle, en train de prendre en direct des enchères de collègues et de clients du monde entier en ligne. Le basculement accéléré vers le numérique, imposé par la crise du Covid-19, a permis à Sotheby’s, Christie’s et Phillips d’organiser d’importantes enchères sur Internet. Mais sans les paillettes ni l’adrénaline qui font tout le sel d’une vente physique, un tel univers exclusivement numérique n’est pas très attrayant pour les collectionneurs qui souhaitent mettre à l’encan leurs œuvres les plus précieuses. Les maisons de ventes ont donc dû créer des soirées plus glamours mêlant les spécialités afin d’attirer les « top lots ».
JUSQU’À PRÉSENT, SOTHEBY’S A MIS AU POINT LA FORMULE LA PLUS CONVAINCANTE
En juillet, Christie’s a organisé « One », une vente d’art des XXe et XXIe siècles, bancale sur le plan technologique mais diffusée en direct de Hongkong, Paris, Londres et New York, pour un total de 420,9 millions de dollars. Phillips a aussi lancé sa propre vente d’art moderne et contemporain multicaméras, qui a rapporté 41,1 millions de dollars. Les résultats de ces ventes du soir numériques ont généralement été inférieurs d’environ 50 % à leurs équivalents « réels » précédents – pas mal comme solution à court terme, mais très dommageable si cela devait devenir une tendance durable.
Jusqu’à présent, Sotheby’s, propriété du magnat des télécommunications franco-israélien Patrick Drahi, a mis au point la formule la plus convaincante. Ses deux ventes aux enchères du soir en direct, dans le style des jeux télévisés, en juin et juillet, soigneusement réalisées par Chrome Productions, société basée à Londres, ont permis de collecter 556 millions de dollars. « Sotheby’s a hissé haut la barre de ces ventes, estime Anders Petterson, fondateur de la société de recherche ArtTactic. Cela pourrait devenir un format classique. Une vente aux enchères à Londres avec une audience mondiale. Tout le monde de l’art est basé sur l’événementiel. Il doit trouver de nouvelles façons d’agir, sinon il ne deviendra qu’une place de vente au détail. »
Les ventes aux enchères du soir en direct sur Internet sont clairement une innovation importante. Mais que signifient-elles exactement ? Pour s’en faire une idée, il vaut la peine de revenir à l’année 1958, lorsque Sotheby’s a pour la dernière fois inventé le futur des ventes aux enchères. À l’époque, le président récemment nommé de Sotheby’s, Peter Wilson, avait proposé la formule de la vente du soir « black-tie » pour sa dispersion à Londres de sept lots des chefs-d’œuvre d’art impressionniste et postimpressionniste de la collection du banquier new-yorkais Jakob Goldschmidt.
Grâce à son marketing astucieux, l’univers très fermé des ventes aux enchères d’œuvres d’art est devenu (ainsi que l’avait alors écrit le Western Mail) « comme un rendez-vous mondain à Covent Garden ». Des célébrités telles que la ballerine Margot Fonteyn et les stars hollywoodiennes Anthony Quinn et Kirk Douglas faisaient partie des 1 400 personnes de l’assistance. Des équipes de télévision ont filmé Wilson, avec son élocution aristocratique, adjuger Le garçon au gilet rouge de Cézanne(1888-1890) au collectionneur américain Paul Mellon pour 220 000 livres sterling, plus de cinq fois le précédent record pour une œuvre d’art aux enchères. La vente de ce Cézanne « a étonné le monde entier », a écrit Gerald Reitlinger dans son ouvrage de 1961 The Economics of Taste, déclenchant un boom du marché de l’art impressionniste et moderne qui a duré jusqu’en 1991.
La vente de Sotheby’s « Rembrandt to Richter », en revanche, s’est déroulée au milieu d’une crise financière provoquée par une pandémie. La vente Goldschmidt de 1958 a duré 25 minutes, tandis que le direct de 2020 s’est prolongé pendant trois heures. Wilson proposait aux enchères des chefs-d’œuvre de qualité muséale au début d’un cycle du marché ; Barker vendait de l’art moins exceptionnel à la fin d’un autre. Wilson avait des étoiles du grand écran devant lui ; Barker, des écrans d’ordinateur. « La stratégie du numérique devrait rester la meilleure solution à court et moyen termes, avance Thierry Ehrmann, président et fondateur de la base de données Artprice.
« LA STRATÉGIE DU NUMÉRIQUE DEVRAIT RESTER LA MEILLEURE SOLUTION À COURT ET MOYEN TERMES » THIERRY EHRMANN
Le trafic aérien ne devrait pas retrouver toute sa vitalité avant plusieurs années et la transition numérique du marché de l’art n’est pas tout à fait terminée. » Selon lui, « la structure horizontale traditionnelle des maisons de ventes, organisées en départements spécialisés, évolue de plus en plus vers une structure verticale qui promeut des stratégies marketing innovantes et combine différents canaux de vente ». Ce qui signifie se rapprocher de la vente au détail de luxe – visitez le site Internet de Phillips et vous n’êtes plus qu’à quelques clics d’acheter une montre Rolex Cosmograph Daytona pour 79 950 livres.
Le 28 septembre, Sotheby’s a « pénétré plus loin dans la sphère de la vente au détail » en ouvrant un nouveau showroom dans son immeuble de Bond Street à Londres dédié aux collaborations avec des « créateurs de goût » et des artistes, ainsi qu’à l’exposition de bijoux, montres, œuvres d’art et objet design à « acheter immédiatement ». Ce lancement fait partie d’une « expansion plus large et continue des capacités de vente au détail de Sotheby’s », illustrée par l’ouverture par la société d’une galerie dans les Hamptons, lieu de villégiature des grandes fortunes près de New York. Visitez le site sothebys.com, et non seulement vous pouvez acheter immédiatement des montres et des antiquités à prix réduit (chez Sotheby’s Home), mais vous pouvez aussi discuter en ligne avec un assistant personnel spécialisé dans l’acquisition d’objets de luxe.
IL N’YA QU’UN SEUL HIC. LES CONSOMMATEURS DE MOINS DE 40 ANS N’ADHÈRENT PAS À LA CULTURE DE LA POSSESSION
Le site Internet de Christie’s offre peu de pièces à acquérir directement au détail, ce qui est curieux sachant qu’il a été le pionnier de la vente de sacs à main uniquement en ligne et appartient à François Pinault, le fondateur du groupe de luxe Kering. Mais ce n’est peut-être qu’une question de temps. En 2019, le marché mondial du luxe pour les particuliers, englobant à la fois les biens et les expériences, a représenté près de 1,5 trillion de dollars, soit plus de 20 fois la valeur estimée des ventes d’art mondiales. Un passage de la vente aux enchères à faible profit à la vente au détail de luxe à haut profit pourrait sembler une stratégie intelligente et avant-gardiste. Il n’y a qu’un seul hic. Les consommateurs de moins de 40 ans n’adhèrent pas à la culture de la possession. La génération Instagram, selon les études de marché, veut des expériences et non des biens.
Pour y répondre, les plus grandes marques de luxe commercialisent désormais leurs produits à travers des « expériences organisées ». Fin août, le club itinérant Prada Mode a organisé une « intervention spécifique in situ » exclusive dans un manoir historique de Shanghai, conçue par le réalisateur chinois Jia Zhangke. Environ 2 000 membres VIP ont vécu une soirée sur mesure avec films, discussions, dîner, boissons et danse à thème.
200 000 autres ont regardé l’événement en direct via la chaîne WeChat de Prada. « Les maisons de ventes devront repenser leur modèle de création de valeur et penser davantage en termes de création d’expériences inoubliables plutôt que de vente traditionnelle d’objets, analyse Daniel Langer, directeur général du cabinet de conseil en stratégie de luxe Équité. Les efforts doivent être considérablement étendus afin de rester pertinents pour des clients très exigeants, issus de la génération numérique et en quête d’expérience. Les salles de ventes qui continuent à suivre un modèle traditionnel n’y arriveront pas. »
En l’absence de ventes aux enchères en direct et de grandes foires d’art, les mutations high-tech de Sotheby’s, Christie’s et Phillips à partir de l’idée originale de la vente du soir « black-tie » de Wilson en 1958 ne sont plus aujourd’hui que la seule partie du marché de l’art visible d’un monde qui s’est pourtant depuis considérablement agrandi. Ces événements soigneusement chorégraphiés créent l’illusion que le marché de l’art est toujours « en plein essor », mais les maisons de ventes sont sous pression financière. Les coûts sont réduits, le personnel licencié, les frais augmentent. Le 21 septembre, Christie’s a discrètement augmenté ses frais pour les acheteurs, pour la quatrième fois ces dernières années, facturant un supplément pour ses trois principaux niveaux de prix. Le 1er août, Sotheby’s a introduit une nouvelle « prime de frais généraux » de 1 % du prix d’adjudication en plus de ses honoraires facturés aux acheteurs.
CES ÉVÉNEMENTS SOIGNEUSEMENT CHORÉGRAPHIÉS CRÉENT L’ILLUSION QUE LE MARCHÉ DE L’ART ESTTOUJOURS « EN PLEIN ESSOR »
Le 6 octobre, bizarrement, Christie’s a proposé un squelette de Tyrannosaurus Rex ainsi qu’une aquarelle de Cézanne lors de sa vente du soir d’art des XXe et XXIe siècles, diffusée en direct depuis New York (lire notre édition du 8 octobre). De son côté, le 21 octobre, Sotheby’s organisera une vente aux enchères diffusée en direct depuis Londres et New York. Une peinture de Bridget Riley en noir et blanc du début des années 1960 en sera l’un des principaux lots, estimée de 5,5 et 6,5 millions de livres sterling. Un monumental autoportrait de Georg Baselitz de 1982, évalué à 4,5 millions de livres sterling, sera la pièce phare le 20 octobre de la vente hybride, en salle et en ligne, d’art du XXe siècle et d’art contemporain chez Phillips à Londres.
Regarder ces enchères en ligne sera-t-il une expérience inoubliable ? Pour les accros du marché de l’art, elles devront bien sûr être regardées. Mais pour le reste du monde, une fois que la nouveauté s’estompe, la vue d’un commissaire-priseur sur un écran essayant d’attirer une autre enchère de plusieurs millions de dollars d’un collègue au téléphone, sur un écran, pour un autre Fontana ou un autre Warhol sur un écran, est peut-être une incitatio puissante à davantage aller faire un tour dehors ! C’est tout le problème du monde des enchères tout numérique : il a besoin d’un Kirk Douglas.