Les maîtres anciens continuent de laisser perplexe. L’édition 2023 de la « Classic Week » de Londres, qui propose des ventes aux enchères d’œuvres d’art historiques allant de l’Antiquité au XIXe siècle [du 30 juin au 14 juillet], semblait, du moins sur le papier, être la plus importante depuis la pandémie de Covid-19.
L’affluence a été nettement plus forte lors des journées d’exposition. Les pièces exceptionnelles, telles que le premier grand tableau de William Hogarth proposé depuis 50 ans (chez Sotheby’s), un chef-d’œuvre intact et oublié du peintre flamand du XVIIe siècle Michael Sweerts et un Fra Angelico redécouvert (tous deux proposés chez Christie’s) ont attiré de nombreux amateurs. Les marchands affirment que Christie’s avait les œuvres les plus fraîches.
Le 5 juillet, la vente du soir de 49 lots de maîtres anciens de Sotheby’s a récolté 39,4 millions de livres sterling avec les frais (près de 46,2 millions d’euros), le total le plus élevé pour une vente de maîtres anciens à Londres depuis juillet 2019, selon la maison de ventes aux enchères. Bien que huit lots aient été garantis, 35 % des œuvres n’ont pas trouvé acheteurs et le total final est bien inférieur aux 56,1 millions de livres sterling (65,7 millions d’euros) que Sotheby’s avait récoltés avec seulement 37 lots lors de sa vente équivalente en 2019.
« Nous voyons des prix très élevés pour des tableaux solides. Mais le marché est un peu sélectif. Il est très sensible aux prix », explique Alex Bell, coprésident mondial de Sotheby’s pour les maîtres anciens. Il souligne également que les taux d’intérêt élevés et l’inflation ont rendu les acheteurs plus hésitants.
Le cœur de la vente de Sotheby’s était constitué d’œuvres garanties présentées par un vendeur identifié par les marchands comme étant le financier, propriétaire foncier et collectionneur basé au Royaume-Uni Luca Padulli, qui a vendu en 2017 un ensemble de ses tableaux de maîtres anciens au J. Paul Getty Museum à Los Angeles pour un montant déclaré de 100 millions de dollars (près de 92 millions d’euros).
La Pentecôte, impressionnante peinture hollandaise sur panneau comportant plusieurs personnages, par le Maître des Portraits Baroncelli, a été la plus prisée de ces œuvres, estimée entre 7 et 10 millions de livres sterling (entre 8,2 et 11,7 millions d’euros). Le tableau était apparu pour la dernière fois sur le marché chez Christie’s en 2010, et avait été adjugé pour 4,2 millions de livres (plus de 4,9 millions d’euros) au marchand de maîtres anciens Jean-Luc Baroni, basé à Londres, qui à l’époque avait acquis des œuvres pour Padulli.
« Je l’avais complètement raté lors de l’exposition. Mais lorsqu’il est apparu aux enchères, j’ai trouvé que c’était un tableau fantastique », se souvient Baroni, qui a été impressionné par l’ampleur, la qualité et la rareté de l’œuvre. La Pentecôte est entrée dans la collection de Padulli qui, en 2013, l’a offerte en prêt à long terme au Musée Groeninge à Bruges. Chez Sotheby’s, l’œuvre a été vendue pour 7,9 millions de livres sterling (tous les prix indiqués s’entendent avec les frais), soit l’équivalent de 9,2 millions d’euros, sur une seule enchère de la part de son tiers garant.
Grâce à son état impeccable, La Vierge à l’Enfant, avec saint Jean-Baptiste enfant, saint François et sainte Catherine de Sienne (vers 1530) par le peintre maniériste siennois Domenico Beccafumi, avec la même provenance, a suscité plus de bataille, avant d’être adjugé à une enchère téléphonique américaine pour 5,1 millions de livres sterling (près de 6 millions d’euros) contre une estimation basse de 3 millions de livres sterling (3,5 millions d’euros). De son côté, une rare paire de petites vues de Venise peintes par Canaletto, datant des années 1720, a été vendue pour 2,1 millions de livres sterling (plus de 2,4 millions d’euros), bien en dessous de l’estimation basse garantie de 3 millions de livres sterling. Précédemment mises en vente par un marchand londonien, elles avaient été acquises par Padulli après avoir été vendues aux enchères en 2010 pour 3,9 millions de dollars (près de 3,6 millions d’euros).
« Nos acheteurs ne considèrent pas vraiment les maîtres anciens comme un marché d’investissement », analyse Alex Bell. C’est peut-être le cas, mais un riche financier qui, selon The Times, possède près de 12 000 hectares de terres agricoles dans le Norfolk et le Yorkshire et détient 100 000 propriétés foncières au Royaume-Uni, aime sûrement réaliser des plus-values.
L’un des vendeurs de Sotheby’s qui a bénéficié d’un excellent retour sur investissement est le propriétaire d’un Saint Sébastien soutenu par deux anges, un grand tableau du XVIIe siècle acquis pour moins de 100 000 dollars (près de 92 000 euros) lors de la vente aux enchères de la maison Ivey-Selkirk Auctioneers à Saint Louis (Missouri) en 2008. Attribué à l’époque au peintre français Laurent de La Hyre, il est désormais reconnu par les spécialistes comme étant de Rubens, très probablement une œuvre précoce datant de 1608-1609 environ. Malgré son sujet peu attrayant, cette œuvre a trouvé preneur à 5,1 millions de livres sterling (près de 6 millions d’euros), conformément à sa garantie de prévente.
Les œuvres dont le prix se situe dans la fourchette de 100 000 à 400 000 livres sterling (de 117 115 à 468 460 euros) ont posé plus de problèmes. Un grand nombre de compositions décoratives du type de celles que les marchands participants à la Tefaf Maastricht ont l’habitude de vendre à des collectionneurs aisés de la « classe moyenne supérieure » n’ont pas trouvé preneurs. Une opulente Nature morte aux fleurs dans un vase en verre de 1628 par Anthony Claesz en est un exemple éloquent. Elle n’a pas atteint son estimation basse de 200 000 livres sterling (234 230 euros). En 1999, cette œuvre avait été vendue aux enchères pour 265 000 livres sterling (près de 310 355 euros).
« Les collectionneurs traditionnels ont complètement disparu. Les gens n’achètent que les grands noms. Le marché ne s’intéresse pas aux œuvres classiques. C’est un musée ou rien », constate le marchand londonien Marco Voena, commentant le changement radical des goûts du marché actuel en matière de collection, qui s’est détourné de l’art historique.
Le résultat de la soirée laissant le plus perplexe a sans doute été la vente d’une peinture très colorée et bien conservée de William Hogarth datant de 1742, Taste in High Life (ou Taste à-la-Mode). Vendue par un descendant d’Edward Cecil Guinness, le comte d’Iveagh, et exposée à la Kenwood House à Londres pendant plusieurs années, cette peinture satirique décrivant les stupidités et les excès du beau monde à la mode du Londres géorgien a été vendue en une seule enchère de 2,5 millions de livres sterling (plus de 2,9 millions d’euros) – un record pour l’artiste. Le collectionneur privé a enchéri au téléphone.
Hogarth, que les spécialistes considèrent de plus en plus comme l’un des deux ou trois artistes les plus novateurs et les plus influents de l’Angleterre du XVIIIe siècle, n’est-il pas un nom suffisamment important ? Cependant, la représentation dans ce tableau d’un jeune homme noir traité comme la mascotte d’une riche Anglaise pourrait bien avoir été problématique pour les acheteurs potentiels d’aujourd’hui, en particulier les musées.
« Un tel personnage placé en évidence aurait certainement suscité des interrogations », commente le marchand londonien Jonny Yarker, qui ajoute que la vision révisionniste proposée par la Tate Britain dans son exposition « Hogarth and Europe » (2021-2022) « n’a pas aidé ». Ce dernier a également souligné que le tableau avait été « soigneusement nettoyé ».
Le sujet et l’état de la peinture, ainsi que les tendances du marché, peuvent également constituer un défi pour les maîtres anciens.