Ce choix radical permet au festival d’arts de s’éloigner de son image de manifestation diplomatico-culturelle parfois convenue. Et ce, surtout depuis qu’il s’en est allé explorer des pays (Japon, Mexique, Chine, Brésil, Inde, Turquie, Indonésie) en dehors de l’Europe, qui était au cœur du programme mis en place en 1969. Il s’agissait alors de mieux faire connaître et apprécier la culture des voisins européens : l’Italie pour commencer, suivie des Pays-Bas, de la Grande-Bretagne et de la France (en 1975). Entretemps, sous l’effet conjugué de la mondialisation et de la chute du Mur de Berlin, l’Europe, comme le reste du monde, a bien changé. Elle s’est élargie, avant de perdre son aura et même un de ses membres tout récemment.
À l’instar de l’Europe, la Biennale avait besoin d’un nouvel élan, de briser ses carcans au profit d’une pluridisciplinarité accrue, de scènes mobiles (les trains) ou éphémères (les gares). Les organisateurs ont prêté tout particulièrement attention à désenclaver le festival des lieux qu’il avait l’habitude d’investir. Si certaines institutions restent indispensables pour accueillir des expositions d’envergure, elles sont moins nombreuses que de coutume. Bon nombre de spectacles d’art vivant –par définition de plus courte durée – prennent place dans des lieux de passage et de flux constants. Exit donc cette année la vitrine nationale, et bienvenue à la thématique ferroviaire. Cette programmation à vocation internationale rappelle que la Belgique fut le premier pays d’Europe continentale à proposer une liaison par chemin de fer pour passagers entre Bruxelles et Malines dès 1835. Les ateliers de la SNCB (Société nationale des chemins de fer belges) de cette dernière ville servent de cadre à plusieurs performances musicales et interventions artistiques. C’est l’une des premières étapes, toutes inédites, réparties sur le réseau ferré belge. Ainsi, les gares et le parcours de la plus longue ligne de ce réseau, reliant la mer du Nord (Ostende) à la frontière allemande (Eupen), accueillent l’exposition « Endless Express », organisée par Caroline Dumalin (commissaire d’exposition au WIELS). Elle a invité sept artistes – dont Marina Pinsky et Laure Prouvost – à concevoir des œuvres tout au long de ce trajet.
PATRIMOINE FERROVIAIRE
Le chorégraphe français Boris Charmatz inaugure la Biennale avec une reprise de La Ronde, exécutée pour la première fois au Grand Palais, à Paris, lors du confinement, en mars 2021. Les spectateurs seront cette fois présents pour découvrir cette représentation composée de duos se faisant et se défaisant pendant six heures, dans des lieux inusuels (le hall monumental de la gare moderniste de Bruxelles-Nord le 15 octobre 2021 et l’ancien tri postal de celle de Charleroi le lendemain). Le festival met ainsi en valeur le patrimoine architectural ferroviaire, qui s’est développé en même temps que la construction du réseau : de la véritable cathédrale que constitue la gare d’Anvers-Central (1905) à l’élégant et aéré vaisseau blanc qu’est celle de Liège-Guillemins, conçue par Santiago Calatrava Valls (2009). Sa vaste esplanade servira de cadre à une intervention chorégraphiée de Sophie Whettnall (26 mars 2022). La gare de la ville portuaire d’Ostende, comme celles de Tournai, Gand, Renaix, Bruges, Charleroi, Verviers et bien d’autres, fait partie de ces édifices emblématiques qui ont contribué à façonner le paysage urbain et à soutenir l’élan économique de ces villes au XIXe siècle.
Europalia avait besoin d’un nouvel élan, de briser ses carcans au profit d’une pluridisciplinarité accrue, de scènes mobiles (les trains) ou éphémères (les gares).
Une exposition et un colloque sur l’architecture ferroviaire sont prévus dans la halte méconnue de Bruxelles-Congrès, située à la jonction souterraine des gares de Bruxelles-Midi et Bruxelles-Nord. L’intérêt pour ce type d’architecture ne doit cependant pas faire oublier que l’édification de la gare centrale et la réalisation de cette jonction, de plus de 3 kilomètres de long, ont largement concouru à défigurer le centre de Bruxelles dans la première moitié du XXe siècle, détruisant partiellement le quartier populaire des Marolles et brisant le lien urbanistique entre le haut et le bas de la capitale. Cette balafre est à l’origine du terme « bruxellisation ».
LES VOIES DE LA CRÉATION
Du côté des expositions, on ne s’étonnera pas du titre de celle inaugurant Europalia Train & Tracks, « Voies de la modernité », aux Musées royaux des Beaux-Arts, à Bruxelles (du 15 octobre 2021 au 13 février 2022), qui explore la façon dont les artistes ont traduit cette révolution des transports, et la fascination qu’elle a exercée sur les grands mouvements artistiques des années 1840 à 1950. À l’affiche : Claude Monet, Léon Spilliaert, Gino Severini, Piet Mondrian, Giorgio De Chirico, Fernand Léger et, bien entendu, Paul Delvaux et ses célèbres gares. La création contemporaine n’est pas en reste, avec Fiona Tan et un programme de performances et d’installations musicales. Il faudra patienter pour découvrir « Inner Travels », l’exposition très attendue du plasticien flamand Rinus Van de Velde à Bozar (Bruxelles, du 18 février au 15 mai 2022), qui proposera ses travaux récents ainsi qu’un nouveau film, en dialogue avec un ensemble d’œuvres allant de Claude Monet et Pierre Bonnard à Beverly Buchanan et Laurie Simmons. Le Centre de la gravure et de l’image imprimée (CGII) à La Louvière présente quant à lui, sous l’intitulé « Lines & Tracks » (du 27 novembre 2021 au 27 février 2022), une vaste collection de cent cinquante affiches pour mettre en parallèle la création graphique et le développement ferroviaire.
On ne peut manquer d’associer à Europalia Trains & Tracks les images de Bernard Plossu. Le photographe français est un adepte des voyages en chemin de fer, dont il parvient à rendre palpable l’atmosphère particulière. Dans son exposition au musée de la Photographie, à Charleroi, le train occupe de facto une position de choix. Gares et salles des pas perdus (qui n’étaient pas encore devenues des centres commerciaux), rails et aiguillages, quais et perrons, silhouettes des passagers sont photographiés dans cette optique du déplacement. Au gré des situations, Plossu saisit tant les moments de pause que le sentiment de la vitesse ou le défilement des paysages. Cette « expérience ferroviaire » fait se succéder sites urbains, ruraux, industriels, portuaires, à l’image du pays et des grandes villes fréquentées par le photographe : Bruxelles, Anvers, Gand, Ostende et Charleroi – où il a mené une mission photographique il y a tout juste dix ans.
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Europalia Trains & Tracks, 14 octobre 2021 - 15 mai 2022, divers lieux en Belgique.
« Plossu. La Belgique l’air de rien », 25 septembre 2021 - 16 janvier 2022, musée de la Photographie, place des Essarts, 6032 Charleroi.