À l’occasion du centenaire de la publication du Manifeste d’André Breton, qui définit le surréalisme, sont organisées à Bruxelles deux expositions foisonnantes, aussi différentes que complémentaires. À travers elles, ce sont les multiples aspects, essentiellement picturaux et littéraires, du mouvement qui sont évoqués, à des degrés divers. Au Palais des Beaux-Arts, « Histoire de ne pas rire » met en exergue la « belgitude » et aux Musées royaux des Beaux-Arts, « Imagine ! » brasse le mouvement dans sa portée internationale, de Man Ray à Roberto Matta, de Marcel Duchamp à Jackson Pollock.
« Histoire de ne pas rire »
Le Palais des Beaux-Arts consacre un événement d’envergure au mouvement, lequel a marqué de son empreinte tant l’histoire de l’art en Belgique, jusqu’à la fin du XXe siècle, que son bâtiment. En effet, dès 1934 s’y est tenue une exposition autour de la revue Minotaure (1933-1939), considérée comme la première manifestation internationale du surréalisme – par ailleurs celle où le peintre Paul Delvaux en découvre les fondements.
La Belgique a toujours entretenu un lien de proximité culturelle avec la France, et le surréalisme n’échappe pas à cette tendance, qui s’opère ici dans les deux sens. Cependant, comme le souligne Xavier Canonne 1*, son commissaire, « le surréalisme en Belgique se distance rapidement du surréalisme parisien, en rejetant l’écriture automatique et la place de l’inconscient ». L’instigateur du surréalisme belge est le scientifique et poète Paul Nougé, célèbre pour ses pamphlets, et dont la conscience subversive constitue un des deux fils rouges de cette présentation – l’autre étant les peintures de René Magritte. « Si Paul Nougé apparaît comme la tête pensante et la conscience du groupe surréaliste de Bruxelles, il ne se réclamera jamais d’en être le chef de file ni l’excommunicateur. En ce sens, il est l’antithèse d’André Breton », poursuit Xavier Canonne.
Pour réussir à témoigner de la vitalité et de la variété de ce mouvement, en respectant autant que possible le désir des surréalistes de désorienter et de perturber les schémas de pensée bien établis de leur époque, l’exposition bénéficie d’une scénographie audacieuse. Disposées en quinconce, les cimaises et les vitrines se présentent sous la forme de labyrinthes, différents de salle en salle, les cloisons servant à supporter les œuvres, les murs étant réservés aux textes introductifs ou aux citations. Celles-ci ponctuent le parcours, provoquant ainsi d’autres méandres, ceux de la pensée surréaliste dans laquelle le visiteur peut plonger à sa guise. Il y est amené grâce à un nombre impressionnant de tracts, pamphlets, revues, écrits, lettres, livres et affiches, lesquels attestent d’un climat culturel hors du commun de la part d’artistes et d’intellectuels qui auront connu deux guerres mondiales ; ce que le commissaire résume par ces mots : « C’est entendre la part d’insurrection d’une jeunesse qui se refusa au “donné”, et conduisit une action révolutionnaire hors des partis traditionnels, avec l’art pour forme de combat. »
« Histoire de ne pas rire » réunit des œuvres des grands surréalistes belges comme René Magritte, Paul Delvaux, E.L.T. Mesens, Armand Simon – sans oublier la photographie avec Raoul Ubac, Marcel Lefrancq, Leo Dohmen et Marcel Mariën. Elle revalorise aussi la place des femmes, jusqu’alors trop souvent négligées, ainsi de Jane Graverol et de Rachel Baes, auxquelles deux ensembles monographiques conséquents sont dédiés. Les contacts internationaux entretenus par les artistes belges avec leurs homologues étrangers sont matérialisés par la présence d’œuvres de Giorgio De Chirico, Max Ernst, Yves Tanguy, Man Ray, Jean Arp, André Masson, Joan Miró et Salvador Dalí, le plus souvent en résonance avec celles de René Magritte.
« Imagine ! »
Ces mêmes noms figurent aux cimaises d’une exposition concomitante qui se tient dans l’institution voisine, les Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, sous le titre un peu passe-partout d’ « Imagine ! 100 ans de surréalisme international ».
L’ambiance change ici du tout au tout, et l’on passe de la vibrante et vivifiante plongée dans l’esprit surréaliste d’ « Histoire de ne pas rire » à un parcours des plus convenus, où les tableaux se suivent dans une présentation linéaire dépourvue de la moindre scénographie, comme souvent en ce lieu... Malgré cette lacune, l’ensemble regorge de chefs-d’œuvre, dont l’accrochage, par les rapprochements qu’il autorise, permet néanmoins de stimuler l’imagination et la perception du visiteur. La manifestation étant organisée en collaboration avec le Centre Pompidou, à Paris, des prêts exceptionnels ont été consentis, ainsi des œuvres de Dora Maar, Salvador Dalí, Alberto Giacometti, Francis Picabia ou encore d’Hans Bellmer, telle une immanquable Poupée.
Cette coopération s’inscrit dans le cadre d’une itinérance en cinq étapes : à Bruxelles succédera Paris (en septembre 2024 au Centre Pompidou), Madrid, Hambourg puis Philadelphie 2* – le Philadelphia Museum of Art a pour l’occasion prêté la magnifique Construction molle avec des haricots bouillis (Prémonition de la guerre d’Espagne) (1936) de Salvador Dalí. Chaque version sera quelque peu différente, agrémentée des apports spécifiques au surréalisme des pays concernés, le catalogue formant à la fin du périple une véritable anthologie des recherches actuelles sur le sujet 3*. Ainsi l’édition bruxelloise met-elle l’accent sur le symbolisme, mouvement considéré comme le précurseur immédiat du surréalisme, avec des œuvres de Fernand Khnopff, Félicien Rops, Léon Spilliaert, Jean Delville et William Degouve de Nuncques. Ces dernières entrent en dialogue avec celles de leurs successeurs (telle la série L’Empire des lumières de René Magritte), puisque les protagonistes des deux mouvements partagent un intérêt pour l’inconscient et le spirituel, la métamorphose et le fantastique, le transgressif et le scandaleux.
L’exposition se divise en une dizaine de sections qui convoquent l’imaginaire sous toutes ses formes et mettent les œuvres en résonance les unes avec les autres – notamment celle de René Magritte et de Max Ernst –, du labyrinthe à la forêt, de la nuit aux paysages mentaux, abordant tour à tour des thématiques telles que les métamorphoses, les mythes, les rêves, les délires, les cauchemars ou les chimères. Au début de la Seconde Guerre mondiale, la plupart des surréalistes actifs en France s’exilent aux États-Unis. Leurs échanges et leurs rapports avec la génération des futurs expressionnistes abstraits ne seront pas sans conséquence, comme le prouvent les œuvres de Jackson Pollock et de Barnett Newman présentes dans la dernière section de ces « nouveaux territoires » conquis par le surréalisme. Un mouvement auquel adhère aussi temporairement la jeune Judit Reigl, ainsi que le montre son étrange tableau, daté de 1950, dont le titre, Ils ont soif insatiable de l’infini, clôt bien à propos le parcours.
-
« Histoire de ne pas rire. Le surréalisme en Belgique », 21 février - 16 juin 2024, Palais des Beaux-Arts (Bozar), rue Ravenstein 23, 1000 Bruxelles, bozar.be
« Imagine ! 100 ans de surréalisme international », 21 février - 21 juillet 2024, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, rue de la Régence 3, 1000 Bruxelles, fine-arts-museum.be
-
1* Xavier Canonne (éd.), Le Surréalisme en Belgique. Histoire de ne pas rire, Bruxelles, Fonds Mercator et Bozar Books, 2024, 288 pages, 49 euros.
2* 4 septembre 2024 - 6 janvier 2025, Centre Pompidou, Paris ; 4 février - 11 mai 2025, Fundación Mapfre, Madrid ; 12 juin - 12 octobre 2025, Hamburger Kunsthalle ; fin 2025 - printemps 2026, Philadelphia Museum of Art.
3* Imagine ! 100 Years of International Surrealism, éditions anglaise et française, Bruxelles, Ludion et MRBAB, 240 pages, 35 euros.