De la rue La Fontaine (actuelle rue Jean-de-La-Fontaine), dans le 16e arrondissement, ancien village d’Auteuil, où il a passé ses premières années, à la rue Hamelin (désormais rue de l’Amiral-Hamelin), près de Chaillot, où il est mort, Marcel Proust (1871-1922) a vécu pour l’essentiel à Paris, sur la rive droite de la Seine, ayant ses habitudes dans un périmètre restreint situé entre l’église Saint-Augustin, celle de la Madeleine, le parc Monceau et Le Ritz. Telle est la ville, modelée par les travaux du baron Haussmann, que décrit, dans sa première partie, l’exposition conçue par Anne-Laure Sol au musée Carnavalet.
SUR LES TRACES DE PROUST
Au fil des adresses successives de l’écrivain, les lieux et la société dans lesquels il a évolué se dessinent, hérités pour les uns du Second Empire, formée pour l’autre de la bourgeoisie dont il était issu, avec ses usages, les salons littéraires, les spectacles et les réceptions mondaines qu’il fréquentait. Tandis que, sur les visages de ses proches, dans leurs tenues et leurs manières d’être, se lit la physionomie de son époque : la transition entre deux siècles, de la chute de Napoléon III au lendemain de la Première Guerre mondiale, entre le portrait de Proust à 15 ans par Nadar et la photographie prise par Man Ray, à la demande de Jean Cocteau, de l’écrivain sur son lit de mort.
Pivot au centre de l’exposition, une salle évoque plus en détail l’une des chambres de l’écrivain, celle où, à mesure que sa santé se détériorait, il a passé de plus en plus de temps, celle surtout où il a rédigé À la recherche du temps perdu à partir de 1907, là donc « où la vie devient le roman et le roman toute la vie » (Jean-Yves Tadié). Le mobilier, les objets et les documents qui font partie de la collection du musée Carnavalet proviennent de cet appartement loué au 102, boulevard Haussmann (8e arrondissement), où il s’est installé à la mort de ses parents et qu’il a choisi parce que sa mère l’avait connu, indiquant par cette simple mention le lien affectif qu’il établissait avec les lieux. Arrivé à cette adresse, d’ailleurs, durant un parcours radiophonique sur les traces de l’écrivain en compagnie de Jean Montalbetti, Roland Barthes disait en 1978 son émotion, et ce, même si ni l’immeuble ni le palier ou la porte du deuxième étage n’offraient rien de particulièrement suggestif. Car aux traces de l’être disparu se mêlent le monde de la fiction et les souvenirs propres du passant.
Voilà le genre de géographie que le visiteur de l’exposition est invité à explorer, une géographie dont la réalité nourrit l’imagination autant que celle-ci en transforme durablement la perception, la Recherche étant, selon Barthes « une chimie mystérieuse que beaucoup d’entre nous habitent toute la vie ». De cette chimie à habiter témoigne une annotation portée dans la marge d’une page de cahier sur laquelle Proust a rédigé le passage où, dans Du côté de chez Swann, le narrateur décrit l’apparition de Gilberte dont il aperçoit le « plumet violet » « sur le ciel entrouvert », plumet qui, dans le récit de la veille, était rouge. Si le commentaire s’interroge sur les explications logiques d’un tel changement (l’heure du jour peut-être), il pointe en creux les ressorts poétiques et éminemment visuels de l’écriture ainsi que son pouvoir de suggestion. Le portrait que l’auteur brosse de la ville en est profondément marqué, et, l’ayant lu, on la parcourra tel le narrateur du roman, lequel avait, dit-il, « toujours à portée de [sa] main un plan de Paris qui, parce qu’on pouvait y distinguer la rue où habitaient M. et Mme Swann, [lui] semblait contenir un trésor ».
LA VILLE IMAGINÉE
C’est à cette charge, à cette intensification des lieux par l’expérience et l’écriture que s’attache l’exposition, qui dans un second temps interroge l’idée d’un « roman parisien » à travers différentes thématiques : « Les Champs-Élysées, lieu des initiations », « L’avenue du Bois et le bois de Boulogne : nouveaux espaces mondains », « Faubourgs imaginaires », « Sodome et Gomorrhe parisiens » et « Les lieux de l’homosexualité masculine ». Si les modèles réels des personnages de la Recherche ont pu se dessiner dans la première partie, les adresses qui leur sont attribuées et les quartiers qui leur sont associés participent de l’invention, aiguillonnée par les mutations de la ville et des mœurs, d’un Paris très largement imaginé. De cela atteste le va-et-vient constant entre les documents et témoignages, le texte de Proust et les représentations de diverses natures, qui, ensemble, sédimentent une image de la ville passée au filtre de la langue et de ce qu’elle porte de mémoire et de sentiments. Et quand l’écrivain apparaît, sur la terrasse du Jeu de Paume, dans l’une des dernières photographies qui furent prises de lui, on constate sa présence tout en s’interrogeant sur la nature de son existence.
Le visiteur de l’exposition est invité à explorer une géographie dont la réalité nourrit l’imagination autant que celle-ci en transforme durablement la perception.
Car si les peintures qui se déploient dans l’exposition offrent au visiteur des vues d’un Paris reconnaissable, elles l’immergent tout autant dans une atmosphère bien plus volatile. Jean Béraud, qui a peint vers 1903 La Sortie du lycée Condorcet – où Proust a étudié –, s’était lié d’amitié avec lui dans le salon de Madeleine Lemaire, avant de faire partie des modèles qui lui ont inspiré, dans la Recherche, le personnage du peintre Elstir. Quand Camille Pissarro peint L’Avenue de l’Opéra en 1898, il saisit certes la ville des grandes percées haussmanniennes et son architecture si caractéristique. Mais il saisit surtout un point de vue, élargi par le léger surplomb, soit une certaine forme de distance, embrassant une multitude de figures et d’actions sans en préciser le détail, sensible à la lumière, à sa densité autant qu’à ses délicates modulations. Ce qu’amplifie encore Eugène Carrière – dont Saint-Loup, dans le roman, achète des œuvres –, notamment avec sa Place Clichy, la nuit (vers 1899-1900) qui se fond en une masse sombre traversée par des ombres, percée de points lumineux diffusant leur pâle éclat à de légères étendues brumeuses. Enfin, on ne peut voir Les Pavés (1877), l’une des études que Gustave Caillebotte a réalisées pour son tableau Rue de Paris, temps de pluie, sans penser à ce que font remonter à la conscience du narrateur de la Recherche les « pavés assez mal équarris » sur lesquels il bute dans la cour de l’hôtel de Guermantes. La peinture ayant précédé la rédaction de l’ouvrage, et Proust ne s’étant, semble-t-il, jamais référé à son auteur, on ne saurait voir là aucune illustration ou transposition, mais plutôt la mise en œuvre d’un regard que travaillent les sensations et la mémoire, et qui, en retour, infuse encore aujourd’hui, près de cent ans après la mort de l’écrivain, nos façons de sentir et de penser.
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« Marcel Proust, un roman parisien », 16 décembre 2021-10 avril 2022, musée Carnavalet – Histoire de Paris, 23, rue de Sévigné, 75003 Paris.