Choisir parmi 10 000 feuilles françaises 200 dessins du XVIe au XXe siècle pour raconter une histoire des collections, une histoire du goût et une histoire de l’art en mouvement est une gageure – aucune démarche de cette envergure n’avait été engagée à Orléans depuis 1990. En deux actes, le premier, de Nicolas Poussin à Jacques-Louis David cet été, le second, de Théodore Géricault à Pablo Picasso cet automne, le musée des Beaux-Arts d’Orléans se livre à un exercice d’équilibriste. En invitant il y a deux ans Mehdi Korchane à prendre la tête du cabinet d’arts graphiques, Olivia Voisin, la directrice des musées d’Orléans, avait déjà fait une grande partie du chemin. Ce spécialiste de Pierre-Narcisse Guérin, fin connaisseur du dessin français des XVIIIe et XIXe siècles, est respecté pour ses attributions certes, mais aussi pour son approche ambitieuse et innovante de l’histoire de l’art ( lire à ce sujet « En finir avec l’impérialisme de Jacques-Louis David ») Preuve en est le solide catalogue Ingres avant Ingres. Dessiner pour peindre, qui a accompagné l’exposition éponyme au musée des Beaux-Arts d’Orléans en 2021.
Découvertes
Jusqu’à la fin du mois de décembre, les visiteurs du musée du Domaine départemental de Sceaux peuvent donc découvrir un florilège de dessins des XIXe et XXe siècles, où trônent en bonne place des feuilles célèbres de Jean Girodet, Théodore Géricault, Jean Auguste Dominique Ingres, Antoine Bourdelle, Maurice Denis, Camille Pissarro, Max Jacob, Juan Gris et Pablo Picasso. Mais ils sont surtout invités à prendre acte d’une évolution sensible du goût pour le dessin, portée par une nouvelle génération de chercheurs. Bien décidé à surprendre le public, Mehdi Korchane montre ainsi, à côté des noms illustres, des artistes plus confidentiels, incitant à envisager autrement une période comme le début du XIXe siècle, où il fait la part belle à Jean-Baptiste Frédéric Desmarais, Philippe-Auguste Hennequin, Louis Lafitte ou Pierre-Nolasque Bergeret. La sélection est en soi un manifeste. Il en est de même pour la section dédiée à Henri Gaudier-Brzeska (1891-1915), qui ne devrait pas manquer d’interroger le visiteur.
L’exposition est surtout le fruit d’un immense travail de remise en question du fonds du musée des Beaux-Arts d’Orléans. Plusieurs feuilles de Géricault ont souvent été montrées, d’autres sont plus secrètes. L’une d’elles, Quatre études d’une femme allongée les yeux clos, une attribution récente, n’a jusqu’à présent jamais été exposée. A contrario, Mehdi Korchane présente comme anonyme un Léda et le Cygne, auparavant publié dix fois comme un original de Géricault, un dessin qui « embarrasse autant qu’il fascine ». Le ton est donné.
Il est toujours possible de faire des découvertes dans un fonds vieux de plus de deux siècles – le premier noyau de dessins, déjà propriété de la Ville avant la création du musée en 1823, a été enrichi au fil du temps grâce à des dons conséquents. Parmi l’importante collection de 1541 dessins léguée par Léon Cogniet et ses héritières, soit 823 de l’artiste et 718 d’autres mains, une belle Académie d’homme, Adam et Ève après la chute et, justement, une Chute d’eau sont des inédits. C’est le cas aussi de l’une des œuvres les plus bouleversantes de l’exposition, une étude de femme sur son lit de mort destinée au tableau Tintoret peignant sa fille morte, icône du romantisme français (Bordeaux, musée des Beaux-Arts), dont la réalisation en 1843 fut vraisemblablement une catharsis pour Léon Cogniet qui avait lui-même perdu sa fille. D’autres « nouveautés » dormaient secrètement dans les réserves du musée des Beaux-Arts d’Orléans, tels un fusain de François Bonvin représentant une Bretonne tournant un moulin à café, offert en 1909, ou encore un surprenant pastel rond de Raoul-Henri Dreyfus, Improvisation, exposé au Salon de 1913 et acheté par Edmond de Rothschild pour en faire don au musée. Et il est encore possible d’exposer pour la première fois une huile sur papier de Maurice Denis ou une étude préparatoire d’Henri Martin pour les décors du Conseil d’État, en l’occurrence un beau fusain représentant une Jeune fille au chapeau.
ADN
Depuis son arrivée à la tête des musées d’Orléans en 2015, Olivia Voisin ne ménage pas ses efforts pour enrichir les collections et jouer la carte de l’identité très particulière de ce musée des Beaux-Arts. Dans le
domaine des arts graphiques, c’est ici manifeste. Preuve en est l’acquisition auprès de la galerie Chaptal (Paris), en 2017, de 91 dessins de l’Orléanais Jean-Marie Delaperche, qui a fait l’objet d’une rétrospective à Orléans dans la foulée. De même pour l’achat, en 2021, d’Iphigénie implore Diane alors qu’Oreste est poursuivi par les Furies de Desmarais, exemplaire, selon Mehdi Korchane, « de la tentation d’une esthétique de l’excès qui se manifeste dans la peinture d’histoire post-da-vidienne et qui trouvera sa pleine expression dans l’art romantique ». Olivia Voisin, spécialiste d’Eugène Devéria, a acheté en 2019 un beau pastel représentant Elizabeth Copeland en tenue de deuil, tandis que Jacques Fischer en a offert, deux ans plus tard, le Portrait de Rosalie de Voulx. Remarquons également la Vue d’Ariccia par Louis-Nicolas Cabat, offerte par Chantal Kiener, qui a fait don d’une quinzaine de feuilles de cet artiste en 2021 et 2022. Parmi les acquisitions récentes, mentionnons encore L’Entrée de Mademoiselle de Montpensier à Orléans, pendant la Fronde, en 1652 d’Alfred Johannot – le tableau que cette aquarelle préparait est conservé au musée des Beaux-Arts d’Orléans –, un collage plein de malice et d’ironie de Jacques Prévert qui se moque de Jeanne d’Arc, un Paysage oriental au pastel d’Antonin Moine auprès de la galerie Christian Le Serbon (Paris), une étude pour le Portrait d’Ingrid Bergman en Jeanne d’Arc de Bernard Boutet de Monvel et un Portrait de Jacques André du même artiste.
L’œil compense parfois des budgets serrés. En juin 2020, la Société des Amis des musées d’Orléans a acquis pour 1950 euros (hors frais) chez Artcurial Les Adieux d’Hector à Andromaque et Astyanax, un anonyme de l’École néoclassique estimé 1500-2000 euros. Le dessin est présenté à Sceaux comme Un enfant présenté à une assemblée par Pierre Borel. Seuls deux morceaux académiques conservés à Parme et quatre feuilles du peintre sont connus, dont l’une appartient précisément au musée des Beaux-Arts d’Orléans.
En sortant de cette exposition, les visiteurs ne se souviendront probablement pas des noms de chacun des artistes présentés – qui, à l’exception de ceux qui ont visité le Musée de Grenoble, où elle occupe une place d’honneur, connaît Georgette Agutte ? Tous auront en revanche en tête le goût et même l’ADN de la collection du musée des Beaux-Arts d’Orléans. Ils pourront aussi réfléchir à la phrase de Delaperche inscrite au dos de l’une des feuilles : « J’ai toujours pensé qu’un Tableau historique était une espèce de poème et non pas une gazette, il est accordé la même liberté aux peintres qu’aux poètes.» Peut-être que si elle avait eu lieu in situ, cette exposition n’aurait pas eu la même portée, mais à Sceaux, c’est une démonstration de force.
-
« Le Trait et l’Ombre. Dessins français du musée des Beaux-Arts d’Orléans. Acte 2 : De Géricault à Picasso», 8 septembre - 31 décembre 2022, musée du Domaine départemental de Sceaux, Château de Sceaux, 92330 Sceaux.