Sur les baies du musée d’Art et d’Histoire (MAH), des filtres colorés ont été posés : l’œuvre s’intitule love invents us. Mauves, vertes, brunes… ses teintes ont été adoucies afin de ne pas dénaturer les tableaux présentés alentour. Ces couleurs introduisent dans l’exposition une atmosphère onirique et légèrement fantomatique. Chaque année depuis son arrivée à la tête du MAH, Marc-Olivier Wahler donne carte blanche à un artiste ou à un commissaire pour proposer sa version d’un musée du futur à partir de la collection permanente – les années précédentes, les invités étaient Jakob Lena Knebl et Jean-Hubert Martin. Marc-Olivier Wahler entretient avec Ugo Rondinone une complicité artistique de longue date : « Chaque fois que je suis arrivé dans une nouvelle institution, je l’ai invité, car il engage à regarder l’espace autrement, à l’adapter et à le réinventer. » La dernière fois, c’était en 2006 au Palais de Tokyo, à Paris, pour la remarquable exposition « The Third Mind ». À son tour, « when the sun goes down and the moon comes up » offre une passionnante relecture des espaces et du bâtiment du MAH. « La proposition d’Ugo Rondinone montre qu’il existe des manières de penser dans lesquelles les paradoxes peuvent cohabiter, qu’ils soient justes ou faux », ajoute encore Marc-Olivier Wahler.
Dans toutes les galeries du rez-de-chaussée, Ugo Rondinone a composé un parcours circulaire – quatre allégories des saisons de Carl-Albert Angst accueillent d’ailleurs les visiteurs dans le hall du musée. Deux figures tutélaires de la modernité suisse structurent la visite : Ferdinand Hodler et Félix Vallotton, qui occupent les deux galeries principales. Chacune des salles de l’exposition porte le titre d’un dessin d’Adolphe Appia, un scénographe de théâtre genevois actif au XIXe siècle : Les Trois Piliers, La Cascade, Avant qu’une main invisible ouvre la porte… Ils appartiennent tous à une série de fusains intitulée Espaces rythmiques et qui est accrochée aux murs. « Même Robert Wilson s’est référé à Adolphe
Appia au début des années 1980 », ajoute Ugo Rondinone. Les architectures vides et minimales qu’il représente font étonnamment écho à celle du musée, avec ses verrières et les ombres qu’elles produisent, ses enfilades de salles et de galeries. Par ce geste, l’ensemble du parcours semble se déplier à partir d’une seule œuvre, qui devient comme un microcosme dans le macrocosme de l’exposition.
UNE HISTOIRE DE TEMPS…
Dès le hall d’entrée, c’est un soleil de bronze doré, comme un cercle de feu que l’on serait tenté de traverser. Dans la première grande galerie latérale, dont les baies sont entièrement dégagées, sont installés les célèbres guerriers monumentaux de Ferdinand Hodler, conçus pour l’Exposition nationale suisse en 1896. Ici, les voilà fixés, telles des sculptures, sur des cimaises claires pensées par Ugo Rondinone. À travers la fenêtre, une lumière rose tendre se pose sur ces mercenaires. Au dos de chaque tableau sont accrochés des dessins préparatoires qui produisent une vue radicalement différente depuis l’autre bout de la galerie. « Cet accrochage contient des fac-similés », est-il discrètement écrit sur les cartels. On l’aurait imaginé, en raison de la luminosité. Une autre couche de sens s’introduit par là dans le récit de l’exposition, comme un jeu avec le visiteur, et un questionnement sur le réel et l’illusion.
Vient ensuite une reconstitution de la garçonnière imaginaire de Hodler, mise en scène avec la complicité du décorateur Frédéric Jardin. Toutes sortes d’objets sont déployés, sur des tentures et un papier peint aux motifs de fleurs… et de corps d’hommes enlacés. L’inspiration vient de ce que l’on sait du véritable appartement de Hodler, mais il n’y a rien là de littéral. Les époques se mêlent : une table à thé avec des petits tabourets anglais de style Liberty; des aquarelles d’Albert Trachsel qui révèlent des paysages de montagne; des études préparatoires de Carlos Schwabe pour son tableau La Vague; des chaussures de femmes; un lit; des sculptures érotiques et quelques photos. Qui sont ces hommes enlacés sur ces quelques photos encadrées ? « Oh ! C’est Ferdinand et ses fiancés. Aussi simplement que cela ! » s’exclame Ugo Rondinone – et l’on comprend que ce sont des collages de sa main. Dans la deuxième partie du parcours, une autre garçonnière, celle de Félix Vallotton, dans des teintes de fuchsia foncé, répond en miroir à celle de Ferdinand Hodler.
L’atmosphère évoque à la fois le palais Rose de Boni de Castellane à Paris, Marcel Proust et Joris-Karl Huysmans. Une carapace est même posée sur une table – mais sans incrustations de pierres précieuses, comme c’est le cas dans À Rebours du même Huysmans. « Quand j’étais enfant, en Suisse, on connaissait mal Vallotton, qui était peu exposé dans les grands musées. Son œuvre a commencé avec les Nabis et la modernité, tandis que celle de Hodler s’est construite à l’époque du symbolisme. C’est aussi la confrontation de deux temps distincts. Les montrer face à face est pour moi comme un retour à la maison », raconte Ugo Rondinone.
Les somptueux paysages de Ferdinand Hodler sont ensuite mis en regard, dans une autre vaste galerie, d’une série d’œuvres de
Rondinone produite pour l’occasion : des chevaux de verre de différents bleus, qui résonnent avec les peintures de Hodler. Ils sont coupés en deux latéralement, comme pour évoquer un horizon entre le ciel et la mer. « Ce sont des animaux de la terre, qui donnent l’illusion de l’eau et du ciel, et qui ont été réalisés par le feu », reprend-il. Un autre microcosme dans le macrocosme de l’exposition. Chacun de ces petits chevaux porte d’ailleurs le nom d’une mer…
… ET DE REGARDS
Le sujet du temps est présent tout au long de la visite. De grandes
sculptures dialoguent avec les boiseries anciennes d’un appartement historique. Leurs lignes minimales contrastent avec la terre brune qui les recouvre. Tout autour, des petites peintures d’Ugo Rondinone rappellent les dessins que Ferdinand Hodler a faits de sa fiancée mourante. Plus loin encore, délicieusement ambivalentes, des gravures de Félix Vallotton, intitulées Intimités, se mêlent à une lune d’argent d’Ugo Rondinone. Une autre salle réunit un ensemble d’horloges confrontées à plusieurs gravures sur le thème d’Adam et Ève dans les premiers temps du paradis perdu. Valeurs d’usage et valeur esthétique s’intriquent en une réflexion sur la nature des objets qui anime toute la programmation du MAH depuis quelques années. Une salle secrète cache d’autres horloges, cœur battant de l’exposition : « C’était un espace que je voulais ignorer pour les besoins du parcours. Mais si quelqu’un s’approche, la porte s’ouvre. Il y a un face-à-face, au fil des deux salles qui suivent, entre le jour et la nuit. »
Dans la salle des armures, les vitrines ont été teintées de brun, ce qui donne à ces silhouettes une touche de mystère. Des corps de danseurs alanguis faits de cire et de terre sont assis un peu partout. On ressort par la deuxième grande galerie, symétrique à la première : des tableaux de Vallotton y sont posés à hauteur du sol, comme les guerriers de Hodler. Les corps masculins sont nombreux dans cette exposition, robustes, fragiles, toujours sensuels. Mais là, ce sont des femmes. « Au fil du temps, le corps féminin a été souvent exposé. On le retrouve dans le regard de Vallotton sur les femmes ou dans les dessins par Hodler de Valentine Gaudel, sa fiancée malade. Or, je voulais aussi montrer le corps masculin autrement qu’il ne l’est en général. Dans la chambre de Vallotton, il n’y a presque que des corps d’hommes, assez sexualisés. Dans la salle des armures, ils sont au contraire plutôt cachés et très peu sexualisés », souligne Ugo Rondinone. Et de conclure : « Le doute va bien avec l’irrationalité de la matière de l’art. » Une exposition en forme d’éloge du doute.
-
« when the sun goes down and the moon comes up. Carte blanche à Ugo Rondinone », 26 janvier-18 juin 2023, musée d’Art et d’Histoire,
2 rue Charles-Galland, 1206 Genève, Suisse.