Tout commence avec un twist. Et pourtant l’exposition de Wim Delvoye au musée d’Art et d’Histoire (MAH) de Genève s’intitule « L’Ordre des choses » : ce qui arrive sans qu’il soit possible de le discuter, ou de le contester. Il y a dans ce premier hiatus tout le déséquilibre fertile et les mises en jeu des certitudes auxquelles Wim Delvoye nous engage. Il est le quatrième commissaire, après Jakob Lena Knebl, Jean-Hubert Martin et Ugo Rondinone, à qui Marc-Olivier Wahler, le directeur des lieux, a offert une carte blanche pour choisir dans les réserves des œuvres, qui parfois n’étaient pas sorties depuis de nombreuses années.
Par son programme d’expositions et de rencontres, Marc-Olivier Wahler métamorphose ce lieu ouvert en 1910 en un laboratoire des musées du futur, dans le contexte d’un projet d’agrandissement et de restauration qui a démarré en 2018, et pour lequel un concours est prévu dans les mois à venir. Connu pour ses œuvres provocantes, à l’humour abrasif, Wim Delvoye, né en Flandres en 1965, fait du MAH un corps respirant, soufflant, sifflant, et follement stimulant.
Renouveler le regard
Dès le hall d’entrée, une célèbre sculpture d’Antonio Canova, Vénus et Adonis, provoque un léger vertige. Le couple enlacé semble avoir un peu trop tourné sur lui-même, au point de se déformer et de tourbillonner. Ce twist est-il une hallucination, un jeu cubiste ou maniériste ? Cette impression de mouvement s’accentue dans la grande galerie vitrée qui ouvre la visite, amplifiée par un son de plus en plus assourdissant. Il est alors question de billes qui roulent sur des rails et qui traversent presque indifféremment des sculptures du xixe siècle, des (imitations de) peintures modernes, et les murs eux-mêmes. « Telle la bille, le regard pénètre les objets, se perd dans les corps invisibles et réapparaît fortuitement », indique Marc-Olivier Wahler. Et l’on pense à Gordon Matta-Clark ou Lucio Fontana qui, chacun à leur manière, ont « transpercé », l’un des bâtiments abandonnés, l’autre la toile tendue sur un châssis – ils sont d’ailleurs présents dans l’exposition.
Cette carte blanche est une invitation à renouveler notre regard sur les œuvres. Dans une salle immaculée – justement –, qui prend les accents de sculpture classique du XIXe siècle, La Toilette d’Atalante (1850) de James Pradier voisine par exemple avec Ball Track – Jeune fille mordue par un serpent (2022) de Wim Delvoye, d’après une sculpture de Pompeo Marchesi, striée ou comme enrubannée par le parcours d’une bille qui la traverse. Un peu plus loin, le circuit des billes s’élargit à la mesure de la salle, perçant sur son chemin les Baigneurs à la Garoupe (1957) de Pablo Picasso ou des Flowers d’Andy Warhol – reproduites par Wim Delvoye. Comment regarder une œuvre ? Le jeu entre le vrai et le faux est à son comble, car aux imitations succèdent des œuvres de la collection du MAH, et des objets chinés dans des brocantes et malmenés. Wim Delvoye interroge également le volume même des salles d’exposition, les vides et les pleins, à la façon des œuvres de L’Hourloupe de Jean Dubuffet, pour qui il n’existait pas de vide, mais des matières mouvantes dans l’espace.
Interroger les collections
« L’Ordre des choses » – dont le titre rappelle celui de la vidéo de Peter Fischli et David Weiss Der Lauf der Dinge (Le Cours des choses, 1988) – est aussi l’occasion d’une réflexion sur la notion de collection. Car Wim Delvoye est un artiste collectionneur. Alors que les réserves des musées regorgent souvent de cadres vides, il a trouvé un ensemble d’étuis de violes, de luths, de cistres... auxquels il a adjoint notamment un malicieux Etui for a Bucket (Étui pour un seau, 1993). Dans un écho à la fois au surréalisme belge et à Marcel Duchamp et son œuvre Pliant de voyage, qui consiste en une housse pour machine à écrire, Wim Delvoye conduit à observer ces objets comme des sculptures modernes énigmatiques. On entendrait presque les grincements d’une roulette et les pétarades d’une mobylette dans les étranges housses en velours rouges conçues pour épouser leurs formes. Mais ces objets demeurent muets, protégés comme dans des cercueils ou des écrins – dans un nouveau questionnement sur la nature du musée.
Une pelle est ornée des motifs les plus sophistiqués, tout comme les casques d’Italie du Nord et les armes gravées qui peuplent les hautes vitrines. Wim Delvoye présente, en dialogue avec cette salle des armures, une Maserati entièrement gravée, dont la surface rappelle celle des armes damasquinées de Tolède. Le MAH possède dans ses collections un grand nombre d’objets usuels que l’on contemple ici avec le même regard que celui que l’on porte sur des œuvres d’art. Et le musée du futur prendra nécessairement en compte cette position.
Wim Delvoye montre ensuite, en conversation avec des vitrines de numismatique, sa collection – la première au monde – d’étiquettes de boîtes de La Vache qui rit. Ce corpus comporte toutes sortes de tailles, de variations et de provenances géographiques, de la Jordanie à l’Égypte en passant par l’Algérie ; Wim Delvoye s’interroge alors sur la valeur, sur le classement, sur la renommée, sur l’obsession aussi.
Et l’exposition s’achève dans l’autre vaste galerie donnant (presque) sur le lac, transformée pour l’occasion en une fascinante salle des machines, comme si l’on entrait dans le cerveau de l’artiste. La célèbre Cloaca, machine à excréments inventée en 2000, est comme un prélude à cette salle. Elle est suivie par un cortège d’horloges et de sculptures mobiles de Jean Tinguely, qui semblent rejoindre le mouvement circulaire des billes, ou bien relancer la visite pour un tour, et garder nos sens en éveil. Le musée comme upcycling, ou l’éloge de la transmutation.
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« L’Ordre des choses. Carte blanche à Wim Delvoye », 26 janvier - 16 juin 2024, musée d’Art et d’Histoire, rue Charles-Galland 2, 1206 Genève, Suisse.