Le musée des Arts décoratifs et l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) ont uni leurs forces pour raconter – en dessins – le siècle des Lumières selon Jacques Doucet (1853-1929). Entre les murs si délicats de l’hôtel Camondo, la commissaire Juliette Trey a choisi d’évoquer la collection mythique du couturier, lequel partageait avec le propriétaire des lieux, Moïse de Camondo, l’amour du XVIIIe siècle, à travers les projets méconnus de son décorateur attitré, Adrien Karbowsky. Coutumier des chantiers atypiques et des commanditaires exigeants depuis sa participation au décor de la villa Kérylos, à Beaulieu-sur-Mer, il conçoit, épaulé par Georges Hoentschel, un écrin pour les trésors acquis par Jacques Doucet au tournant du siècle.
Les grandes et belles feuilles soigneusement aquarellées, utiles à l’aménagement de l’hôtel de la rue Spontini, dans le 16e arrondissement de Paris, succèdent aux esquisses plus libres, chatoyantes, qui témoignent d’une recherche sensible d’effet et d’harmonie. Sans se soucier de rassembler les œuvres d’un même artiste, Jacques Doucet semble préférer la discussion d’une toile l’autre à leur alignement systématique. Tantôt sages, tantôt facétieuses, les cimaises d’Adrien Karbowsky attisent les jeux de regard. Dans le salon des pastels, un gentilhomme observe (depuis sa tapisserie) le Baiser fougueux des amants de Clodion, astucieusement placés sur une console, sous ses yeux attendris. Plutôt timide à l’idée de mélanger les genres, excluant prudemment l’art moderne de son nouvel hôtel de style, Jacques Doucet, pourtant, ne résiste pas au plaisir cruel d’accrocher Le Lapin d’Édouard Manet parmi ses Chardin, se jouant ainsi « méchamment » du regard des visiteurs, confesse-t-il à Félix Fénéon.
UNE COLLECTION ÉPHÉMÈRE
Au bonheur de parcourir ainsi ces dessins, de reconnaître en s’en approchant telle ou telle œuvre rendue familière par l’histoire de l’art se substitue rapidement la surprise d’apprendre que cette collection fut dispersée quatre ans à peine après son déploiement, dès 1912. Cette petite exposition nous rappelle alors que la vie des œuvres est aussi, et avant tout, celle des collectionneurs, dont elle prend soin de ne pas éluder les contradictions. Au même Fénéon, Doucet confiait « préférer à la poussière la vie » et résumait son revirement à cette formule sans appel, « choses anciennes, choses mortes ». À en croire André Joubin, alors directeur de la bibliothèque d’art et d’archéologie fondée par Jacques Doucet (ancêtre de celle de l’INHA), la collection ainsi
présentée « n’était plus qu’un décor familier, elle se muait en galerie, autant dire en musée […] Elle contenait comme un germe de mort. »
Jacques Doucet, en organisant cette vente, aurait donc fait le choix de la vie. À rebours d’une certaine doxa prompte à mépriser les enchères, forcément mortifères, le collectionneur les prépare minutieusement. Il ne renonce pas à ses œuvres, il leur donne une chance ! Celle d’être étudiées avec intérêt par les meilleurs historiens d’art, celle d’être vues, photographiées, publiées, désirées. Employant tous les moyens modernes propices à la publicité, Jacques Doucet adresse son catalogue aux amateurs du monde entier et forge sa légende, charmant un marché de l’art en pleine effervescence. Une émouvante archive ravive la naissance d’un véritable rituel : conçu avec autant de science et d’attention que le plan de table d’une soirée mondaine de la Belle Époque, le plan de la salle des ventes précise pour chaque place le nom de l’enchérisseur auquel elle est destinée. Au premier rang de cette grand-messe du collectionnisme, Charles de Beistegui, Gustave Dreyfus et, comme une évidence, Moïse de Camondo.
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« Doucet et Camondo : une passion pour le XVIIIe siècle », 16 mars-3 septembre 2023, musée Nissim de Camondo, 63, rue de Monceau, 75008 Paris.