À partir d’ensembles extrêmement diversifiés, tant dans les styles qu’ils recèlent que par l’importance quantitative de chacune de ces collections – au nombre d’une vingtaine –, cette manifestation inédite ne rassemble pas moins de 250 œuvres réalisées par près de 180 artistes. La période couverte est peu ou prou celle des cinquante dernières années, avec un nombre conséquent de pièces majeures de la fin du XXe siècle.
UN PANORAMA ÉCLECTIQUE
L’une des gageures a été de concevoir une véritable exposition collective à partir de ces collections privées, et non de les juxtaposer les unes aux autres. Tout le crédit en revient à son commissaire, l’historien d’art expérimenté Yves Randaxhe, qui dirigea pendant plus de vingt ans la collection d’art contemporain de la Banque nationale de Belgique.
Yves Randaxhe est également le directeur de publication du conséquent ouvrage éponyme qui ne peut être dissocié de la manifestation, dont il est bien davantage que le catalogue puisqu’il en constitue le second volet. En effet, si la majorité des œuvres exposées y sont documentées, elles le sont cette fois collection par collection, et précédées d’un reportage photographique chez leurs propriétaires respectifs. Le lecteur a ainsi accès à ce que chacun d’eux veut bien dévoiler de sa vie privée et constate plus que jamais la pertinence du célèbre slogan « le poids des mots, le choc des photos ». Les mots proviennent d’entretiens individuels avec ces collectionneurs qui racontent leur passion.
Que dire de ces collections privées quant à leur contenu. D’abord, qu’elles ne sont pas uniquement locales – les artistes belges et liégeois y sont certes représentés, mais avec mesure ; ensuite, qu’elles n’ont rien à envier à leurs homologues internationales. On le doit à la légendaire curiosité des collectionneurs belges, et plus particulièrement des Liégeois, qui vivent à proximité géographique des Pays-Bas et, surtout, de l’Allemagne, et se sentent culturellement proches de la France. Les artistes français sont donc bien représentés dans cette exposition à La Boverie, à Liège, qui comporte des œuvres majeures et rarement montrées de Kader Attia, Christian Boltanski, André Cadere, Sophie Calle, Stéphane Couturier, Robert Filliou, Pierre & Gilles, ou encore la monumentale Lévitation de chaise de Philippe Ramette (collection Vranken-Pommery). Tandis que des pièces de Daniel Buren, Simon Hantaï, Bertrand Lavier, Michel Parmentier, Jean-Pierre Pincemin et Claude Viallat ouvrent de façon maîtresse la première section du parcours. Ailleurs figurent des œuvres des Allemands Bernd et Hilla Becher, Joseph Beuys, Anselm Kiefer, Bernd Lohaus, Bernd Zimmer, des Autrichiens Hermann Nitsch et Arnulf Rainer, des Américains Joseph Kosuth, Sol LeWitt ou Richard Tuttle, mais aussi de Marlene Dumas, Kendell Geers, Tadashi Kawamata, Giulio Paolini, Antoni Tàpies et Joana Vasconcelos.
À ce panorama éclectique se confrontent des pièces de première importance d’artistes belges tels que Francis Alÿs, Jacques Charlier, Patrick Corillon, Michel François, Jacques Lizène, Xavier Mary, Jacqueline Mesmaeker, Johan Muyle, Walter Swennen, Marthe Wéry, Yves Zurstrassen, parmi bien d’autres – Jan Fabre étant l’un des rares créateurs flamands présents dans cet ensemble. Une absence majeure est à relever, celle de Marcel Broodthaers, comme s’il fallait métaphoriquement « tuer le père » de l’art contemporain en Belgique. Cela étant, Panamarenko n’y figure pas non plus...
L’exposition est construite en dix chapitres formant un « héritage collectif » conçu en accord avec les collectionneurs. Le commissaire précise qu’ont été sélectionnées les œuvres qu’ils considèrent comme les plus représentatives de leurs fonds, selon « la recette qui leur est familière du coup de cœur raisonné ». Les ouvertures de ces chapitres ont été choisies parmi les peintures classiques conservées dans la remarquable collection du musée liégeois (Lambert Lombard, Piranese, Eugène Delacroix, James Ensor, Félix Vallotton, Jean Arp, etc.), de façon à montrer les filiations entre les préoccupations des artistes au travers des époques.
QUATRE PROFILS DE COLLECTIONS
Yves Randaxhe a réparti selon quatre profils principaux les ensembles représentés, excluant de la sélection, « pour raisons déontologiques [malgré] souvent leur haut niveau » explique-t-il, les collections de galeries et marchands d’art. La partie la plus conséquente concerne les collections d’entreprises (Uhoda, Vranken-Pommery), qui ont cependant toutes pour origine la vision particulière et personnelle de leur dirigeant ou fondateur, à l’instar de celles du couple Jeanne et Charles Vandenhove ou de Serge Delsemme. D’un tout autre acabit, les collections d’artistes s’avèrent, assez logiquement, de moindre envergure. Les collections privées que l’on pourrait qualifier de « classiques » se caractérisent ici par des achats souvent commencés très tôt, « avec des moyens modestes [complétés] par le désir, le goût, l’intelligence et le flair », ce qui a permis, précise le commissaire, « la constitution d’ensembles en bien des points remarquables ». Le dernier groupe réunit des collections bâties sur un système d’achats collectifs ou un financement participatif ; celles-ci soulignent l’importance des structures associatives locales dans l’audience de l’art contemporain à Liège, et ce depuis plusieurs décennies.
Quels que fussent les modes opératoires, Yves Randaxhe tire de cette manifestation hors normes les conclusions suivantes : « [nous avons] pris conscience, au fil de notre travail, que ce qui définissait les collectionneurs avait de moins en moins à faire avec la question de l’accumulation physique, et de plus en plus avec une forme d’engagement revendiqué dans cette histoire [de l’art] en train de se faire. [C’est] cet engagement qui leur confère un rôle si particulier dans notre histoire culturelle. »
Plus que jamais, cette exposition d’envergure internationale confirme qu’une collection publique permanente d’art contemporain en Wallonie répondrait à un besoin évident, comme le démontrent, en quelque sorte a contrario, la richesse et la variété des collections privées présentées. Une réflexion en profondeur est à mener en ce sens, d’autant que la scénographie conçue pour « Private Views » prouve la qualité architecturale du bâtiment qui l’abrite : l’ancien Palais des beaux-arts construit pour l’Exposition universelle de Liège en 1905. Un glorieux passé qui ne demande qu’à revivre.
« Private Views. Collections privées d’art contemporain. Liège »,
28 avril-13 août 2023, La Boverie, parc de la Boverie, 4020 Liège.
À lire Yves Randaxhe (dir.), Private Views, Liège, Hématomes Éditions, 2023, 224 pages.