La Vie dans les plis. Le titre de ce recueil d’Henri Michaux (Gallimard, 1949) sied merveilleusement à Simon Hantaï. À l’instar du poète, dont les dessins mescaliniens sont autant d’introspections d’où jaillissent de vibrants paysages, le peintre hongrois aura saisi dans les entrelacs de la peinture son essence même. Né en 1922, étudiant à l’Académie des beaux-arts de Budapest, Hantaï s’exile définitivement à Paris en 1948, via l’Italie, après la prise de pouvoir des communistes. Il s’installe avec sa femme Zsuzsa cité des Fleurs, dans le 17e arrondissement, et ne tarde pas à intégrer le groupe surréaliste, fin 1952 ; avant la rupture, trois ans plus tard. Pour Hantaï, la vraie révolution n’est pas dans la peinture automatique, mais dans le dripping de Jackson Pollock, dont l’influence se fait très tôt sentir dans sa période gestuelle, entre 1955 et 1959. À compter des années 1960, il définit le « pliage comme méthode » et trouve là son modus operandi, sa signature. En 1982, il se retire de la vie publique, non sans continuer à réaliser de nombreuses expériences picturales dans son dernier atelier.
La diversité de l'œuvre mis en lumière
Le panorama somptueux proposé par la Fondation Louis-Vuitton s’étend de 1949 à 2008, déroulant environ 150 œuvres, emblématiques ou inédites pour près de la moitié – issues du fonds d’atelier –, qui rendent compte de ses recherches successives et de l’évolution de sa pratique, à la fois audacieuse et fidèle à une ligne esthétique. « Je dois à Simon Hantaï, que je rencontrai en 1984, un élargissement considérable de la compréhension de la peinture, écrit Anne Baldassari, la commissaire de l’exposition, dans le catalogue. Sa conception du caractère fondamentalement éthique de l’art et son intransigeance à renoncer à la liberté qui doit lui être consubstantielle ont consolidé ma propre position. » Une liberté et une exigence qui sautent aux yeux au détour de chaque salle de l’exposition. « Quand je plie, je suis objectif, et cela me permet de me perdre », résumait Hantaï.
Dès son arrivée à Paris, il se passionne pour les collections ethnographiques du palais du Trocadéro : « le musée de l’Homme était mon Louvre », dira-t-il. Simultanément, il exécute ses premiers pliages en 1950, qui inspireront ses futures toiles. Le début du parcours à la Fondation illustre ces expérimentations. Tout est déjà posé : la simplicité, l’appétence pour la matière, la couleur, l’aspiration à l’épure. « C’est le RIEN où commencent les choses [...] en Orient, partout, dans le christianisme ou hors de lui, ou dans la révolte, ou dans l’athéisme, c’est toujours la même espèce de vidage, d’appauvrissement, de dénudement de l’être, qui est nécessaire... Au moins la tentative, vous comprenez », écrit-il. Entre 1957 et 1959, l’artiste explore le signe, la touche, l’écriture. Dans Souvenir de l’avenir (huile et poussière sur toile), une croix blanche minimaliste sur fond sombre, tracée d’un leste geste expressionniste, évoque une calligraphie zen. La répétition à l’envi de fines touches sur la surface de À Galla Placidia dessine un paysage monumental. Avec les Mariales, en 1960, Hantaï revient aux pliages expérimentés dix ans auparavant. Selon ses mots, « tout est déjà là, mais ni vu, ni pensé ». Sur une intuition, il fait bientôt de la toile pliée, peinte, puis dépliée, un principe, qui tient à la fois de l’origami et du cadavre exquis, avec sa part d’accident, d’inattendu. Surréaliste un jour... La couleur s’impose, dans son expression la plus vive, charmeuse, éclatante – jamais agressive. Matière et légèreté. Puissante et fluide, la peinture de Simon Hantaï est toute de nuances. Un haïku, un monde flottant. « C’est bien plus varié que ce que je croyais », commentait un homme le jour de notre visite. Tel est le mérite de cet hommage réussi : mettre en lumière la diversité de l’œuvre et de son développement, au-delà des grands pliages iconiques. Ses chefs-d’œuvre.
Après les Catamurons polychromes (1963-1965), Hantaï entame avec les Meuns (1967-1968) une série de toiles matissiennes, dans l’esprit des papiers découpés peints à la gouache, évoquant le style tardif de la chapelle du Rosaire, à Vence. Des formes arrondies, simples, monochromes, posées sur un fond écru. Fort à propos, cet ensemble aligné dans la perspective d’une salle vertigineuse est confronté à Algue blanche sur fond rouge et vert (1947) d’Henri Matisse. Un des temps forts de l’accrochage. À l’extrémité, une splendide Étude (Meun, 1971) : un sol jonché de feuilles d’automne sous la lumière azuréenne.
Moins convaincante, la série des Panses (1964-1967), qu’Hantaï avait initialement intitulée « Maman ! Maman ! dites : La Saucisse », en référence à un texte d’Henri Michaux, souligne « l’analogie entre ses peintures et l’univers de la cellule matricielle à la source de toute gestation ». À partir de 1968, les Études rompent avec le protocole des pliages antérieurs : les toiles ne sont plus pliées mais plissées. Une logique qui produit des effets plus effilés, une moindre régularité, à la manière d’un feuillage all-over, pollockien en diable. Cette nouvelle série sera présentée à la galerie Jean Fournier en 1969. Entre 1973 et 1975, le peintre réalise les Blancs, où la surface brute est laissée en réserve.
Synthèse du dripping et du pliage
À l’étage supérieur de la Fondation, le motif du carreau domine les Tabulas (1972-1982). Les toiles ont été « attachées au revers de manière régulière par un nouage serré effecté au moyen de ficelles, suivant le principe linéaire d’une trame orthogonale ». Jaune vif éclatant, bleu, vert, rouge, orangé. Le peintre renouvelle ici son vocabulaire, sans dévier de son credo : la couleur pure, des formes simples, abstraites, répétées, mais cette fois tel un maillage, avec toujours ce travail délicat de la matière, sans jamais susciter la monotonie, ni céder à la facilité. En 1982, Simon Hantaï représente la France à la 40e Biennale de Venise. Il expose dans le Pavillon français dix-huit grandes Tabulas monochromes et polychromes.
Autre ambiance, plus haut, une salle monumentale réunit des toiles exclusivement en noir et blanc : Études (1972-1975), Laissées (1994), Sérigraphies (1996). En 1984, Hantaï se voit confier la réalisation des vitraux de la cathédrale Saint- Cyr-et-Sainte-Julitte à Nevers. Un projet finalement abandonné en 1986, mais pour lequel l’artiste aura sollicité son ami le peintre américain Sam Francis et créé des vitraux en blanc sur blanc, après avoir envisagé le noir et blanc. L’ensemble ici présenté rappelle cette expérience. La force du motif y est sublimée par l’absence de couleurs. On songe au minimalisme de ses débuts, son style trouvé. Dans l’accrochage de son dernier atelier, les couleurs dominent les « pliages-drippés », presque pop. L’œuvre conçue en secret, au soir de sa vie, est montrée pour la première fois. Majeure, elle fait la synthèse, profondément singulière, du dripping et du pliage – lacis multicolore, aplats, dans un enchevêtrement intense. Un mur expose un patchwork flamboyant, comme un chant du cygne.
Une photographie d’Édouard Boubat montre le peintre assis devant (et sur) ses pliages, qui ont envahi l’espace de l’atelier en couches successives. Hantaï évoque dans le film documentaire Simon Hantaï ou les silences rétiniens (1976), réalisé par Jean-Michel Meurice, « ce caractère d’évidence simple, inscrit dans la vie, qui aboutit, au même moment, à un émerveillement visuel extraordinaire ». Ce souvenir du tablier impeccablement repassé de sa mère, enfant, est aussi une définition de sa peinture. Dernière salle, ultimes toiles. À partir de Tabulas abîmées, Hantaï a fait exécuter des Suaires en impressions numériques. En 2004, quatre ans avant sa mort, Buée reproduit un portrait d’Anna, sa mère, une encre sur papier d’Henri Michaux et une photographie d’Henri Matisse à Vence découpant des gouaches pour la série Jazz. Son testament.
« Simon Hantaï (1922-2008), l’exposition du centenaire », 18 mai-29 août 2022, Fondation Louis-Vuitton, 8, avenue du Mahatma-Gandhi, 75016 Paris.