Vous avez présenté le nouveau projet culturel du Centre Pompidou le 10 mai 2023. N’est-ce pas un peu comme si vous aviez fait d’une contrainte –une fermeture imposée pour des travaux techniques – une opportunité, afin de réinventer l’aménagement et la programmation de l’institution ?
C’est exactement cela. La contrainte était d’autant plus présente que je suis arrivé alors qu’un schéma directeur technique était en cours, lancé avec force et justesse par mon prédécesseur, Serge Lasvignes. Notre maison approche des 50 ans. Les travaux nécessaires en façade nous permettent d’aller au plus profond, car je crois qu’il aurait été très triste, à la réouverture, de retrouver le même Centre Pompidou. Nous avons adopté une idée simple : repartir de notre histoire. Parmi les grandes décisions prises figure le maintien sur place de la Bibliothèque publique d’information (Bpi). Cela implique un nouveau projet pour celle-ci, qui doit aussi tenir compte de la révolution numérique. En ce qui concerne le musée national d’Art moderne (MNAM), il fallait prévoir une extension des surfaces afin de couvrir cinquante ans de plus de création, alors que la collection compte presque quatorze fois plus de pièces. C’est tout le projet que vont mener les conservateurs autour de Xavier Rey, directeur du MNAM, et Jeanne Brun, directrice adjointe. Après les présentations thématiques de la Tate à Londres, la brillante réouverture du Museum of Modern Art (MoMA) à New York, il y a maintenant une étape un peu différente à franchir, qui prendrait en compte tous les acquis de ces dernières années. Il faut évidemment un équilibre femmes-hommes, tenir compte de la diversité, mais aussi de la pluralité des médias. Aujourd’hui, les salles du MNAM comportent une immense majorité de tableaux. Or, le XXe siècle, c’est également celui du cinéma, de la photographie et, dans la scène contemporaine, figurent de nouveaux champs, comme les NFT.
L’ADN du Centre Pompidou a été depuis l’origine la pluridisciplinarité.
Oui, mais celle-ci n’a pas toujours été en actes. Quand on analyse bien son histoire et celle de sa création par le président Georges Pompidou, le Centre résulte plutôt d’une juxtaposition, fruit en grande partie du hasard, ayant comme étape tardive l’arrivée de Pierre Boulez et donc de l’Ircam. D’où le fait d’ailleurs que ce dernier se soit installé à l’extérieur, à la fois spatialement et juridiquement, puisqu’il a pris une forme associative. Aujourd’hui, je ne propose pas de faire un grand chamboule-tout, mais de repartir de toutes ces composantes pour dire : « Cela fait quarante ans que nous essayons, mais cette fois-ci allons-y vraiment, faisons des choses ensemble ». En ce moment, la manifestation « Moviment » [jusqu’au 14 juillet 2023] offre pendant cent jours un événement différent chaque jour. Une grande exposition sur la bande dessinée est également prévue dans tout le bâtiment en 2024.
Cela fait des années que le Centre Pompidou cherchait des espaces pour s’agrandir. Il va enfin pouvoir se déployer dans d’anciens parkings de bus qui formeront l’Agora.
L’Agora est un peu la clé de voûte du projet culturel, voire plutôt ses fondations, puisque c’est en sous-sol. L’on y accédera par le Forum. Sa surface stricto sensu est d’à peu près 10 000 m2. Une partie est déjà utilisée pour des activités culturelles, accueillant l’actuelle galerie de photographies et une salle de cinéma. L’ancien parking de bus correspond à environ un étage du Centre. Nous y ferons dialoguer une performance avec un film, un film avec une exposition. Ce sera assez unique au monde.
Quel est le projet pour le rez-de-chaussée ?
Nous avons voulu simplifier la proposition. À gauche en entrant, il y aura un lieu d’hospitalité dédié aux nouvelles générations. Sur la mezzanine, à droite, un restaurant plus important prendra la place d’une partie des galeries d’exposition actuelles, mais ces galeries verront leurs surfaces triplées dans l’Agora.
Ce nouveau restaurant viendra-t-il se substituer au Georges, situé au niveau 6 ?
C’est encore en réflexion. Au niveau 6, les deux galeries d’exposition resteront là où elles sont. La partie supérieure du bâtiment va être redessinée, et le public aura accès au niveau 7 avec, petite cerise sur le gâteau, une terrasse d’environ 1 500 m2. Elle offrira l’une des plus belles vues sur l’ouest de Paris.
Comment le concours d’architecture s’articulera-t-il ?
Nous avons déjà lancé le concours technique, qui a fait l’objet d’un marché. Pour le côté culturel, d’un montant d’environ 160 millions d’euros, il faut lancer un second concours. L’esprit fondamental, et c’est la position de Renzo Piano qui nous accompagne en tant que conseiller dans ce projet, est de ne pas modifier l’enveloppe architecturale du Centre. Une fois désamiantée et isolée, elle sera recréée au millimètre près. Ce bâtiment continue à faire débat, mais il a une telle force dans le paysage parisien qu’il serait impossible de le transformer. Le concours a été lancé le 12 mai et la première phase nous amènera à la fin de l’année 2023. Nous allons d’abord présélectionner six architectes, qui rendront une esquisse. Puis nous choisirons l’agence lauréate. Nous voulons connecter ce volet avec l’ouverture du chantier des travaux techniques, prévu début 2026. Nous avons donc deux ans et demi devant nous.
Quel sera le financement de ce volet culturel ?
Le point clé est effectivement le budget. Il ne sera pas abondé par l’État, qui finance déjà les travaux techniques, ce dont je le remercie très sincèrement. Nous allons organiser une levée de fonds, sur le principe de deux sources principales. La première, classique, consiste à faire circuler la collection, tant sous le format d’expositions hors les murs que dans nos Centre Pompidou à l’étranger. Nous assurons aussi des missions de consulting, comme actuellement au Brésil et en Australie. Ensuite, nous lancerons une capital campaign inédite. Nous avons développé un projet par tranche de travaux ; ainsi, si nous ne trouvons pas le grand mécène qui accepte de soutenir l’ensemble du projet, nous pourrons associer un nom à chaque partie.
Vous semblez penser à un pays…
C’est une piste parce que nous avons tous en tête le merveilleux accord qui a conduit à la création du Louvre Abu Dhabi. Il y a beaucoup de pays dans le monde, peut-être que l’un d’eux pourrait se montrer intéressé…
Les projets menés par le Centre Pompidou à l’échelle internationale sont-ils aussi guidés par cette idée de financer la restructuration ?
Oui et non, parce que nous allons là où il y a de l’envie. Mais, en effet, je ne m’en cache pas à chaque fois que je signe un accord. Je dis à nos partenaires que leur argent va soutenir un projet culturel, ce qui peut d’ailleurs parfois être intéressant pour eux.
Concernant les projets actuels, que ce soit en Corée ou en Arabie saoudite, le nom Centre Pompidou apparaîtra-t-il ?
Ces deux projets sont très différents. Celui de Séoul est ancien, et je l’ai revivifié. C’est un partenariat conclu pour cinq ans, avec deux expositions par an, selon une logique de partenariat. Le projet d’AlUla se situe dans un tout autre contexte. Ce site archéologique a été fouillé par les Français et fait l’objet d’un partenariat intergouvernemental par l’intermédiaire de l’Agence française pour le développement d’AlUla (Afalula). Nous avons signé un accord de conseil avec la Commission royale pour AlUla. Pour l’instant, nos partenaires saoudiens ne souhaitent pas la création d’un Centre Pompidou à AlUla. Mais un bâtiment y sera construit par l’architecte Lina Ghotmeh.
Revenons à Paris. Quelles seront les activités du Centre Pompidou pendant la fermeture ?
Nous allons nous redéployer partout dans le monde à travers des expositions, notamment avec nos partenaires historiques comme le MoMA, à New York. En France, il existe déjà une centaine de projets que nous souhaitons prolonger sur le long terme, avec de nombreux dépôts de pièces de la collection. Le 10 mai 2023, la ministre de la Culture a confirmé que notre partenaire privilégié pour la programmation sera le Grand Palais, ce qui nous permettra également d’offrir aux agents du Centre Pompidou des opportunités d’emploi. La logique veut que cette programmation soit fondamentalement fondée sur la collection, mais nous agirons évidemment en fonction des objectifs de la RMN-GP [Réunion des musées nationaux-Grand Palais] et du ministère. Le Centre Pompidou francilien doit aussi ouvrir à Massy.
Où en est justement ce projet ?
Nous annoncerons en juillet le nom du duo entreprise/architecte sélectionné pour réaliser ce partenariat public-privé. Dans le cadre d’un contrat de vingt-cinq ans, ils construiront et entretiendront ce complexe. Toutes les collectivités participent, et je les en remercie vivement : la Ville de Massy, la Communauté d’agglomération Paris-Saclay, le département de l’Essonne et la Région Île-de-France. Ce ne sera pas un système de réserve visitable. Le projet, bien plus ambitieux, comprendra un lieu d’exposition, un restaurant et une librairie, le tout à 500 mètres d’une nouvelle station de métro de la ligne 18, Massy-Opéra. Cela formera un ensemble exceptionnel.
À sa réouverture, le Centre Pompidou conservera-t-il sa double orientation : moderne et contemporain ?
Le point clé, qui a pu faire débat, est que nous garderons le prisme chronologique, qui s’étend du fauvisme jusqu’à aujourd’hui. J’ai notamment tendu la main à mes collègues Laurence des Cars, présidente-directrice du musée du Louvre, et Christophe Leribault, président du musée d’Orsay, car je crois qu’aujourd’hui, nous faisons tous du contemporain. Il faut donc davantage d’harmonie, de synergie. Il est essentiel de veiller à ce que le « tuilage » soit très positif entre nos différentes collections, c’est ce à quoi nous nous attacherons. Le partenariat avec le Louvre prendra la forme d’expositions, de présentations d’œuvres dans les salles. Nous partons sur trois saisons de partenariat avec les départements du musée, en commençant probablement par celui des Objets d’art en 2026.
Vous aviez annoncé à votre arrivée à la tête du Centre Pompidou vouloir que des chefs-d’œuvre du musée d’Orsay ou du Louvre y soient présentés. Est-ce encore d’actualité ?
Cela prendra effet dès l’automne. Au début du parcours, il y aura une salle où l’art des Cyclades du Louvre dialoguera avec d’autres éléments de la collection du MNAM. Xavier Rey réfléchit en ce moment à une collaboration avec le musée d’Orsay, probablement autour de Paul Cézanne.
Dans le cadre du redéploiement des collections, vous avez annoncé un énorme changement: l’arrivée de l’atelier Brancusi dans le musée.
Effectivement, l’idée est de faire revenir l’atelier Brancusi dans le Centre Pompidou, avec plusieurs options sur la table, dont celle de le présenter dans le musée. J’ai entrepris cette démarche en prévenant les ayants droit, qui m’assurent de leur soutien. Si nous parvenons à déplacer l’atelier, il faudra trouver une autre fonction au bâtiment qui l’abrite [sur la piazza], puisque notre projet se fonde sur l’écoresponsabilité. Nous réfléchissons à y installer la bibliothèque Kandinsky, un centre de recherche qui pourrait disposer au sous-sol d’un stockage pour ses archives.
Quels sont vos axes actuels pour l’enrichissement des collections du musée ?
Nous bénéficions de plusieurs donations majeures et d’un soutien très vif de la société des Amis du Centre Pompidou. Nous avons reçu la collection de Jean Chatelus grâce à la Fondation Antoine de Galbert, dont je salue l’audace et la générosité. Au moins deux autres donations sont en discussion, dont une possible, très importante, qui sera annoncée avant la fin 2024. Ce sera un choc.
Vous avez également reçu en2021 la collection d’art brut de Bruno Decharme. Allez-vous mettre en avant ces créateurs ?
Nous avons bien sûr envie que l’art brut soit encore plus présent.
Le Centre Pompidou a-t-il aujourd’hui pour mission de défendre davantage la scène française ?
J’ai proposé que dans le projet 2030, et dès maintenant, la scène française au sens large, c’est-à-dire évidemment sans critère de nationalité, soit développée, parce que c’est notre ADN. De nos jours, ce qui intéresse les visiteurs du Centre Pompidou, c’est une identité et pas les mêmes noms que partout ailleurs. L’arrivée de l’atelier Brancusi fait partie de ce que j’appelle « l’intégration du processus créatif ». C’est vraiment ce qui sera au cœur de la collection, avec une colonne vertébrale dédiée à la scène de notre pays.
Le paysage à Paris a beaucoup changé ces dernières années avec la création de musées privés. Comment le Centre Pompidou peut-il aujourd’hui se positionner par rapport à eux ?
Je crois que le paysage a changé mais en bien. Il y a davantage d’offres, c’est à nous de faire venir le public. Cela étant, nous ne devons pas perdre notre âme et nous appuyer sur nos forces, c’est-à-dire notamment les expositions thématiques pluridisciplinaires. J’estime que l’abondance ne nuit pas. Nous ne nous cannibalisons pas, au contraire : cela crée à Paris une offre culturelle unique au monde.
Face aux problématiques environnementales, les musées pourront-ils continuer à organiser autant d’expositions temporaires ?
Je pense qu’après le Covid-19, le rythme a ralenti. Néanmoins, je vois peu de modifications du côté des blockbusters, même s’il y a une prise en compte de ces problématiques. Nous devons rendre hommage à nos amis du Rijksmuseum d’Amsterdam, dont l’exposition « Vermeer » révèle un peu la quintessence de ce que peut être un blockbuster de la nouvelle ère : il est d’abord lié aux collections d’un pays. On n’a jamais conçu un blockbuster avec si peu d’œuvres, et pourtant, de nombreux visiteurs considèrent que c’est la plus belle exposition qu’ils ont vue dans leur vie. Il y a là quelque chose qui doit vraiment nous faire réfléchir. C’est ce que nous avons mis au cœur de notre projet : la qualité de l’accueil, l’hospitalité. Taco Dibbits, le directeur du Rijksmuseum, a pris la décision difficile d’une jauge limitée par créneau horaire, de même que de consacrer un grand espace à quelques œuvres, servi par une superbe scénographie de Jean-Michel Wilmotte. Nous devons nous inspirer de ces idées. Toutes nos initiatives avant la fermeture du Centre en 2025 seront d’abord fondées sur nos collections, autour d’un triptyque majeur d’expositions : « Constantin Brancusi », « Surréalisme » et « Henri Matisse ».
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