Comment est né ce projet de collaboration avec Lectoure ?
Je fréquente Lectoure depuis plusieurs années, grâce au Festival organisé par son centre d’art et de photographie que je visite régulièrement. Par un concours de circonstances, l’on a connu mon attachement à ce lieu et l’on m’a proposé d’assurer la direction artistique du Festival cette année.
Le Festival de Lectoure existe depuis1990. Comment l’avez-vous vu évoluer au fil des années et quel regard portez-vous sur cette édition 2023 ?
Le Festival perdure depuis plus de trente ans, et ce dans une zone rurale avec des moyens limités. Aujourd’hui, il repose sur trois permanents et fonctionne grâce au soutien local et aux bénévoles. C’est un festival de solidarité depuis sa création en 1990. Il est finalement assez pionnier dans son genre. Je n’ai malheureusement pas connu les années de François Saint-Pierre, le précédent directeur [du centre d’art et fondateur du Festival], mais je suis ravie qu’il soit complice de cette édition, pour laquelle il a rapporté des anecdotes sur les débuts du Festival. Personnellement, j’ai découvert l’événement en 2015. Le dialogue entre photographie et art contemporain était déjà important alors. Cette année, même s’il peut y avoir des démarches assez conceptuelles, la photographie a été placée au cœur de la programmation; c’est la particularité de cette édition.
En tant que commissaire, comment avez-vous conçu sa programmation ?
Moi qui suis tombée amoureuse de cette commune gersoise, je me suis posé les questions suivantes : Lectoure, c’est qui ? C’est quoi ? Cette ville dégage une grande force d’attraction et est, depuis l’Antiquité, un témoin de l’histoire. Au sein du cimetière militaire, un carré commémore les soixante-treize tirailleurs sénégalais qui sont décédés ici lors de la Grande Guerre. La commune a d’autre part été un lieu d’accueil pour les Alsaciens pendant la Seconde Guerre mondiale. La question religieuse et spirituelle y est aussi très prégnante, que ce soit par le biais des carmélites, lesquelles célèbrent cette année 400 ans de présence dans la cité, ou du pèlerinage de Compostelle, Lectoure étant une étape du chemin de Saint-Jacques. Et enfin, il y a cette histoire avec la photographie, marquée par le passage à Lectoure de l’un de ses inventeurs [Louis Ducos du Hauron]. Je voulais évoquer tout cela sans parler de Lectoure de manière identitaire, mais plutôt en tissant autour de ces thèmes à travers les œuvres présentées.
Parlez-nous du titre de cette édition du Festival, « L’Esprit du lieu ».
Nous sommes à un moment particulier pour le Festival, avec le départ récent de Marie-Frédérique Hallin, la directrice du centre d’art. Pour cette édition, il y avait le souhait de faire un état des lieux et de confirmer le rôle de Lectoure en faveur de la photographie, à travers un double hommage. Tout d’abord, nous portons un regard sur le Festival lui-même, dans une volonté de réaffirmer l’attachement de la ville à ce médium. Ensuite, afin de rappeler le lien historique qu’elle entretient avec la technique artistique, nous rendons hommage à l’inventeur Louis Ducos du Hauron, qui a mis au point à Lectoure, vers 1868-1869, l’un des premiers procédés photographiques couleur.
Vous célébrez l’histoire du Festival en revenant sur l’une de ses expositions emblématiques.
Oui, nous présentons une des expositions de la première édition, en 1990, Dégel Parfum, de Muriel Olesen et Gérald Minkoff, lesquels travaillaient ensemble à cette époque. Le duo d’artistes a effectué à l’hiver 1989-1990 un mois de résidence entre Moscou et Leningrad [Saint-Pétersbourg], puis un mois dans le Gers au printemps. Ils en ont tiré des photographies reflétant deux réalités complètement différentes mais qui se croisent.
L’Europe de l’Est a toujours été présente au fil des éditions du Festival.
En effet, et ce depuis sa création au lendemain de la chute du mur de Berlin. Cette année, nous voulions exprimer notre soutien au Festival Odesa Photo Days interrompu par la guerre en Ukraine. Nous organisons pour cela, en collaboration avec le réseau Diagonal, une exposition dans le cadre du programme d’appui à la photographie ukrainienne Stand with Ukraine. Trois artistes ont été sélectionnés pour ce projet. Le Festival de Lectoure peut sembler loin, mais il reste le témoin de ce qu’il se passe dans le monde. Aujourd’hui encore, Lectoure peut conserver ce « côté hédonique », tout en étant en phase avec les événements contemporains.
À quelle autre mémoire du lieu faites-vous référence ?
Il y a d’abord la mémoire historique liée notamment au passé colonial que l’on va évoquer avec une « table d’enquête » sur le thème des tirailleurs sénégalais [« Restaurer la mémoire »]. Il s’agit d’une recherche collective qui vise à mettre en avant, à réactiver et à partager ce qu’il reste de la mémoire de ces soldats et ce qu’elle représente. L’exposition de Stéphanie Solinas, explorant le lien entre science et croyance, permet quant à elle une mise en lumière de la forte spiritualité de la ville. Il était important pour moi de présenter ce projet autour des miracles [« Sonder l’invisible »], et j’espère qu’il attirera les pèlerins de Saint-Jacques-de-Compostelle.
Le caractère rural de Lectoure est un point crucial. Comment l’avez-vous mis en avant ?
Pour évoquer la condition économique actuelle du monde rural, nous avons invité Nicolas Tubéry, lequel a réalisé une résidence à Lectoure en 2021 autour des gestes du travail agricole et de leur perpétuation, ainsi que de la nuance entre agriculture et paysannerie. Sa rencontre avec divers acteurs du paysage local, qu’ils travaillent en conventionnel ou en bio, a donné lieu à un dispositif filmique construit avec des plaques de métal et des structures tubulaires au cœur duquel est projeté un montage d’images et de sons [« Vivre la terre »].
Le monde rural italien est quant à lui évoqué à travers l’œuvre de Lisetta Carmi…
Lisetta Carmi [décédée en 2022] est notre grand nom de l’histoire de la photographie. Une exposition devait lui être consacrée en 2020 à Arles, mais celle-ci n’a pu avoir lieu.
Nous avons voulu reprendre le fil pour enfin montrer son travail en France. Ici, l’accrochage [« Mémoire d’un monde oublié »] se concentre sur sa campagne photographique réalisée dans l’Italie profonde – en Sardaigne, en Lombardie, en Sicile et dans les Pouilles – des années 1960; un moment particulier d’exode rural, en même temps de préservation des rites et des traditions, que Lisetta Carmi a pu alors capter.
Par ailleurs, deux photographes contemporaines rendent hommage à Louis Ducos du Hauron.
Effectivement, Hanako Murakami propose un hommage à l’histoire de la photographie et à Louis Ducos du Hauron. Plutôt que de l’évoquer par les livres, elle crée des transformations sensibles pour nous faire pénétrer dans l’imaginaire des praticiens de cette génération, que ce soit à travers le parfum des premières photographies ou à travers les différentes nomenclatures du médium [« Inventer et rêver la photographie »]. Tout cela parle de la photographie et surtout de la passion qu’elle a suscitée et suscite encore. Les clichés en couleurs de Marguerite Bornhauseur [« When Black is Burned »] renvoient quant à eux au plaisir de regarder, à la joie des images. Elles sont exposées aux allées Montmorency, un lieu de promenade important de la commune, un site lui aussi lié au « plaisir de voir ».
Diriez-vous que la force du Festival réside dans son caractère intimiste ?
Lectoure est en effet un festival à taille humaine que l’on peut parcourir en une journée. Il existe une volonté de rester à cette échelle et de ne pas en faire trop. Je pense d’ailleurs qu’il faut avoir cette réflexion actuellement, en matière de programmation, quant à nos festivals : ne faudrait-il pas davantage se concentrer sur quelques projets seulement afin que les visiteurs puissent prendre le temps d’en faire l’expérience ?
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L’été photographique de Lectoure, « L’Esprit du lieu », 15 juillet - 24 septembre 2023, divers lieux, 32700 Lectoure.