Toujours sur le guet, « trappeur », selon le mot d’André Breton, Jean Paul Riopelle (1923-2002) compte parmi les artistes ayant durablement frappé l’imagination populaire. Désormais, un espace à son nom mettra en valeur l’œuvre et son legs. Le musée national des Beaux-Arts du Québec (MNBAQ), situé dans la capitale de la province, en amorce le chantier (chiffré à environ 45 millions de dollars canadiens, soit 30,6 millions d’euros). Le bâtiment doit être inauguré à l’horizon 2026, avec le soutien du gouvernement du Québec et de la Fondation Riopelle, présidée par un des plus grands mécènes du Canada, Michael Audain – un musée porte déjà son nom près de Vancouver. Il est entouré d’autres mécènes canadiens, parmi lesquels des membres de la famille Desmarais, Pierre Lassonde et Thomas d’Aquino, ainsi qu’Yseult Riopelle, fille de l’artiste, et John Porter, ancien directeur du MNBAQ, lequel, dès 2002, s’était donné pour ambition de compléter le nombre d’œuvres de Jean Paul Riopelle dans la collection du musée (il n’y en avait alors que soixante-trois, dont sept tableaux), en plus d’acquérir le magnum opus qu’est le célèbre panorama L’Hommage à Rosa Luxemburg. Restait à construire un pavillon dédié à l’artiste.
Une échappée sur le paysage
L’Espace Riopelle, à Québec, devrait renforcer la notoriété et l’attractivité tant de l’œuvre que du personnage. Ce projet saura-t-il attirer l’attention internationale sur la création canadienne dans son ensemble, délaissée depuis quelques décennies malgré la profusion et la grande qualité de ses artistes ? Parmi vingt propositions a été retenue celle de l’architecte Éric Gauthier de l’agence fabg. Cette dernière, œuvrant principalement sur le territoire québécois, a réalisé de nombreux programmes culturels, dont l’agrandissement réussi du musée d’Art de Joliette ainsi que la restauration d’un chef-d’œuvre de Ludwig Mies van der Rohe à Montréal, la station-service de l’Île-des-Sœurs. À l’instar de cette structure emblématique, inscrite dans le paysage de l’île bordée par le fleuve Saint-Laurent, le projet d’Éric Gauthier pour l’Espace Riopelle entend « habiter un lieu avec présence et discrétion en l’intégrant très fortement à son environnement ».
L’Espace Riopelle sera situé entre le premier pavillon de style classique édifié sur les plaines d’Abraham, le pavillon Charles-Baillairgé et le pavillon Gérard-Morisset – une ancienne prison, en pierres grises également. Ces deux bâtiments assez rapprochés laissent peu d’espace pour sa construction, qui de plus doit être érigée au-dessus des réserves actuelles du musée, en s’agrippant au pavillon Gérard-Morisset. Ceci explique l’assemblage de nature organique caractérisant le projet, surmonté d’une enfilade de toits de zinc de forme triangulaire, carapace géante d’insecte ou de reptile… Conçu pour que l’on y ressente les variations de la lumière naturelle et des saisons, l’édifice se situe en surplomb par rapport au fleuve Saint-Laurent, voie majeure dans l’histoire pour l’exploration du continent et la rencontre des mondes, tant sur les plans culturel, environnemental, politique, scientifique que technique. De l’influence de Mies van der Rohe, Éric Gauthier retient pour sa construction une architecture minimaliste de verre et d’acier (du zinc dans ce cas), soutenue par des pilotis. L’architecte dit avoir été frappé par la notion d’index portée par l’historienne d’art Rosalind Krauss ; et de fait, c’est de façon indicielle qu’il a pensé son projet, le connectant à son environnement, comme au monde de Jean Paul Riopelle.
Celui-ci incarnait le transfrontalier tous azimuts. En cela, il est proche des mouvances actuelles, traversant les frontières disciplinaires, animées de plus par une forte mondialisation, accompagnée de migrations et de métissages, à une époque où l’environnement devient une préoccupation majeure. Le projet d’Éric Gauthier en fait foi, intégrant une scénographie guidée par des concepts novateurs. Les trois niveaux sont caractérisés par l’ouverture sur des portions paysagées du bâtiment : au rez-de-chaussée, le paysage laurentien est évoqué avec ses odeurs de cèdre et de sapin ; à l’étage de la mezzanine, on accède à un jardin boréal ; au niveau supérieur, le paysage cité a trait aux abords du fleuve, rappelant l’amour de l’artiste pour L’Isleaux-Grues où il achèvera sa vie. Différents lieux, différentes végétations, différentes odeurs.
Les sens convoqués
Jean-Luc Murray, actuel directeur du MNBAQ, raconte avec passion le développement de ces nouvelles approches muséologiques pour cet espace à construire. Il s’agit d’opérer un virage audacieux dans l’accueil des publics, axé davantage sur l’expérience que sur l’éducation ou la médiation. Ici, les récentes avancées scientifiques et techniques dans le domaine cognitif sont mises à profit en valorisant valences émotionnelles et intensités dans le rapport aux œuvres. Données olfactives et battements cardiaques contribuent à l’exploration des œuvres, in situ. L’équipe a eu recours aux recherches de l’œnologue François Chartier, du Chartier World Lab, ainsi qu’au laboratoire Co-DOT de l’université Laval dans le développement de ces propositions inusitées. Jean Paul Riopelle, intense par excellence, appelle ces voies exploratoires. L’Espace Riopelle sera ancré dans l’environnement qui a nourri l’artiste avant les décennies passées en Europe. De retour au Canada, la force de la nature continua à l’inspirer. L’aventure se poursuit désormais autrement, par l’instauration d’un dialogue expérientiel avec les visiteurs.
L’Espace Riopelle, selon Éric Gauthier, contraste avec un autre grand programme immobilier récent du MNBAQ, le pavillon Pierre-Lassonde, confié à l’agence OMA (fondée par Rem Koolhaas). Ce bâtiment a pignon sur rue aux abords de la Grande Allée qui traverse la capitale. Il est orienté vers la ville patrimoniale plutôt que vers le fleuve et la surplombe de l’élan de sa verticalité assumée. La dimension reptilienne, organique, de l’Espace Riopelle rappelle quant à elle l’atelier, ce lieu-laboratoire longuement investi par l’artiste et son imaginaire bouillonnant. On y trouvera habilement combinés des espaces où l’intime et le grandiose se côtoient, où l’intérieur et l’extérieur se jouxtent dans un parcours voué à la convivialité. L’immense espace ouvert au rez-de-chaussée est surmonté d’un plafond de bois lamellé-croisé évoquant les forêts du Grand Nord où Jean Paul Riopelle a tant aimé séjourner.
Des œuvres de la collection – au nombre de 447, que viendront compléter une soixantaine de tableaux offerts par les mécènes de la Fondation Riopelle, évalués à 100 millions de dollars canadiens (68 millions d’euros), en plus des documents d’archives – seront rassemblées dans des espaces d’exposition à l’étage de la mezzanine, donnant accès à une terrasse avec vue imprenable sur le fleuve. Au dernier étage, pour clore le parcours, sur le pourtour d’une vaste salle circulaire sera accrochée L’Hommage à Rosa Luxemburg, composition mesurant plus de 40 mètres, produite par Jean Paul Riopelle après la mort de Joan Mitchell en 1992. Cette pièce mythique a pu être acquise vers la fin des années 1990 grâce à un montage réalisé avec LotoQuébec. Après quelques années d’errance, elle a rejoint le MNBAQ et trouvera définitivement son lieu de repos dans cette salle à l’atmosphère propice à la méditation. Son Panthéon, en quelque sorte.