En alternant bois et métal, vide et plein, masse et ligne, sol et mur, animal et végétal, Toni Grand (1935-2005) n’a cessé d’œuvrer sur les terrains les plus singuliers des processus sculpturaux. Originaire de Camargue, territoire auquel il restera attaché toute sa vie et dont des éléments se retrouveront dans son œuvre, il y fabrique d’abord des objets en bois et en fer. Cela ne l’empêche pas de suivre pendant un an des études en philosophie à Montpellier. Marqué par plus de deux ans de service militaire en Algérie, de retour dans le sud de la France, il y installe un atelier des plus dépouillés et y travaille, toujours en silence, le plomb, l’acier inoxydable, la fonte d’aluminium et le polyester, tout en menant une carrière d’enseignant à Paris. En 1971, à Nice, il prend part à la dernière exposition du groupe Supports / Surfaces, mouvement dont il dit « n’avoir été que tangent » : « À l’époque, j’avais des amis proches, Patrick Saytour, Claude Viallat, André Valensi, Bernard Pagès. Tous des gars du sud, comme moi. Nous avions de longues conversations. J’ai été invité à participer à une exposition avec eux. La dernière », expliqua-t-il.
C’est donc un artiste en pleine maturité que l’on découvre dans la première salle de l’exposition du musée Fabre. Le bois brut y règne en maître, matériau naturel qu’il va chercher dans le petit bois à côté de son atelier, comme un adepte avant la lettre du circuit court. Il le débite, l’équarrit, le tord, le refend ou le colle, autant de termes techniques qui deviennent les titres des œuvres de cette époque. On ne peut s’empêcher de voir, dans ces œuvres, un processus de déconstruction de la sculpture – une démarche similaire à celle de la mise à nu du châssis chez ses collègues de Supports / Surfaces. Appuyées au mur ou déposées au sol, elles s’imposent par leur légèreté, leur souplesse, leur équilibre et épousent la fragilité du matériau.
À la déconstruction et à l’instabilité de ces premiers ensembles succèdent les masses pleines des sculptures des années 1980. Celles-ci culminent avec la série des Doubles Colonnes avec laquelle il représente la France à la Biennale de Venise en 1971, en compagnie de Simon Hantaï. En introduisant la résine, puis l’acier dans ses colonnes en bois partiellement évidées, Toni Grand multiplie les contrastes, ce que lui permet cette association de matières. Ces réalisations monumentales renvoient à un nouveau rapport à l’espace qu’il exploitera plus tard.
Entretemps, il développe ses recherches sur les résines synthétiques et les effets de transparence qu’elles offrent. Continuant inlassablement à se positionner là où on ne l’attend pas, il ne se contente pas d’assembler les résines à une structure en bois, il y a enfermé des anguilles, entretenant un rapport pour le moins inusuel aux possibilités octroyées par les ressources naturelles de la Camargue, sans pour autant tomber dans l’anecdote. Les poissons sont stratifiés dans du polyester avant d’être lovés dans des formes en bois, créant ainsi de véritables objets mutants, un rendu des plus troublants.
Les œuvres présentes dans la quatrième section de l’exposition relèvent d’une tout autre dimension, celle où le plein se fait vide. Dans la lignée de ce qui précède, l’une de ses réalisations les plus emblématiques se limite à une armature cubique chancelante réduite à ses arêtes ; celles-ci sont constituées d’anguilles filiformes enfermées dans une ossature en bois, dont l’aspect ressemble aux structures à escalader dans les terrains de jeux pour enfants.
Toni Grand revient ainsi à l’équilibre précaire des premières sculptures en bois par la désintégration de la masse en segments fragmentés. Le bois plein a perdu sa puissance et s’est transformé en filaments peints en blanc ; ils s’échappent de leur matrice, jusqu’à former un monumental amoncellement de lignes indéterminées. Celles-ci occupent l’espace en y apparaissant comme une masse nuageuse à la limite de l’immatériel, comme dans sa dernière grande œuvre Genie Superlift Advantage (1999).
Regardant toujours plus loin, le sculpteur poursuit cette recherche en prélevant de cet ensemble une trentaine de lignes, peintes en jaune cette fois. Intitulées Points de suspension (2001), elles clôturent l’exposition, à l’image d’une partition qui, poétiquement, n’attend plus qu’à être jouée.
« Toni Grand. Morceaux d’une chose possible », jusqu’au 5 mai 2024, Musée Fabre, 39 boulevard Bonne Nouvelle, 34000 Montpellier, www.museefabre.fr
Catalogue, coédition Musée Fabre Éditions-Snoeck, 200 p., 40 euros.