Comme souvent pour les artistes disparues jeunes – elle avait 36 ans quand elle est décédée tragiquement – et à l’aube d’une carrière prometteuse, l’œuvre se confond avec sa biographie. Elle a 13 ans en 1961 quand elle quitte Cuba suite à la prise de pouvoir de Fidel Castro, en principe pour quelques mois. Elle n’y retournera pour la première fois que vingt ans plus tard. Établie dans l’Iowa, aux États-Unis, où sa mère la rejoint en 1966, elle suit un cursus universitaire en art et notamment un cours d’introduction à l’art primitif qui sera déterminant pour sa carrière : « C’est ce sens de la magie, de la connaissance et du pouvoir, que l’on retrouve dans l’art primitif, qui a influencé mon attitude personnelle à l’égard de la création artistique », dira-t-elle. Tout en enseignant l’art dans une école primaire, elle poursuit des études supérieures, toujours à l’université de l’Iowa et se met à la peinture, qu’elle pratiquera pendant quelques années et dont quelques exemples figurent dans cette exposition montpelliéraine, alors que ce n’est manifestement pas sa voie. En effet, dès 1971, elle commence à réaliser des films Super 8 d’abord, en 16 mm ensuite, toujours muets.
Comme dans ses premières photographies – le plus souvent en noir et blanc –, elle se met en scène, usant de son corps comme un outil pour dialoguer avec la nature en se fondant littéralement en elle. Si le corps apparaît au début – notamment dans la séquence Herbe sur femme (1972) –, par la suite il n’en restera plus que des traces. Cette œuvre constitue sa première incursion dans la nature qui va devenir son terrain d’expérimentation pendant une dizaine d’années. Elle se situe à la frontière de l’art corporel et du land art, dont elle assimile les codes de diffusion grâce à sa pratique de la photographie d’une part, du film Super 8 de l’autre. Les notions de temps et de mouvements, notamment pour les séquences aquatiques où elle s’immerge dans la vaste matérialité fluide de l’eau, sont dès lors incorporées dans son travail. La fragilité y est manifeste. Elle écrit ainsi de façon quelque peu mystique : « Je crois en l’eau, en l’air et en la terre. Ce sont toutes des divinités. Et elles parlent. Je communique avec la déesse de l’eau douce ».
Mais, le corps ne constituera bientôt plus qu’une trace, une empreinte qu’elle forge dans la nature. L’œuvre devient tridimensionnelle, ce qui l’amène à réaliser des installations à l’extérieur, dont deux reconstituées ici, comme la spectaculaire forêt intitulée Enterrement Ñañigo (1976) ou la plus poétique Anima (1982), silhouette humaine formée d’une quinzaine de cristaux de roches noires déposés dans de l’herbe et faisant immanquablement songer à une sépulture rituelle ancestrale. Ce rapport étroit du corps à la nature s’apparente aussi à la pratique féministe d’artistes telles Nancy Spero (avec laquelle Ana Mendieta fonde AIR en 1972, la première galerie de femmes à New York) ou Howardena Pindell (exposée dans la même galerie), voir Gina Pane pour certaines de ses premières œuvres. Formellement parlant, on pense aussi à la célèbre œuvre de Giuseppe Penone Souffle de feuilles (1979), où l’artiste italien s’allonge sur un épais matelas de feuilles de buis, y laissant ensuite son empreinte.
Outre sa démarche artistique et son travail d’enseignante, Ana Mendieta se veut également une figure active prenant part aux débats féministes de son époque. Elle retient ainsi l’attention de l’historienne et critique d’art renommée Lucy R. Lippard.Elle est naturalisée américaine en 1971, date également de son premier voyage au Mexique – qui sera suivi par beaucoup d’autres –, où elle effectue des recherches archéologiques qui ne seront pas sans influence sur la suite de son travail. Elle y entame sa célèbre série des Silhouettes (1973-1980), exclusivement documentée par la photographie, en privilégiant cette fois les tirages en couleur.
Cette série lui ouvrira de nombreuses perspectives. Elle va irriguer toute son œuvre de cette période, qu’il s’agisse de photographies, de films ou d’installations, telle Enterrement Ñañigo, une silhouette en creux de taille humaine constituée de 47 bougies rituelles noires à moitié consumées. L’œuvre est saisissante tant par son apparente fragilité que ce qu’elle dit de la condition humaine et de son rapport à la nature. Selon Ana Mendieta, « C’est ce sens de la magie […] que l’on retrouve dans l’art primitif qui a influencé mon attitude personnelle à l’égard de la création artistique. En utilisant mon corps comme référence dans la création des œuvres, je suis capable de me transcender dans une immersion volontaire et une identification totale avec la nature. À travers mon art, je veux exprimer l’effet immédiat de la vie et de l’éternité de la nature ».
Son installation à New York en 1978 marque un tournant dans son œuvre, en reconnaissance d’abord (elle bénéficie successivement de nombreuses bourses), en moyens techniques ensuite, ce qui lui permet de tirer ses photographies à plus grande échelle, comme le démontre la fin du parcours de l’exposition. Il s’agit de la remarquable série de ce qu’elle nomme les Figures rupestres, des silhouettes quasi abstraites qu’elle sculpte dans des formations rocheuses à Cuba où elle venait de retourner, devenant ainsi la première Cubaine en exil autorisée à créer des œuvres d’art dans le pays.
Alors que les premières silhouettes relevaient du bas-relief, elle conçoit dorénavant des sculptures d’ordre totémique à partir de troncs d’arbre. Elle s’intéresse aussi de près à la culture précolombienne, ce qui la conduira à réaliser de superbes gouaches sur papier d’amate (fabriqué à base des fibres végétales). Quels que soient les supports utilisés, la matière, en rapport étroit avec la nature, reste constamment présente dans son œuvre. Ses derniers projets renvoient, eux, à des formes spiralées dont les contours figurent une déesse labyrinthique, toujours en référence aux civilisations anciennes. Il s’agit manifestement d’un tournant dans son travail, mais sa brusque disparition laisse la porte ouverte au devenir de cette œuvre pour le moins incarnée.
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« Ana Mendieta. Aux commencements », jusqu’au 10 septembre 2023, MO.CO. Panacée, 14 rue de l’École de Pharmacie, 34000 Montpellier, www.moco.art
Catalogue à paraître en septembre, coédition MO.CO Montpellier Contemporain & This Side Up, 2023, 216 p., 35 euros