L’artiste français Benjamin Vautier, également connu sous le nom de « Ben », a été retrouvé mort à son domicile niçois dans la matinée du 5 juin 2024. Âgé de 88 ans, il s'est suicidé après la disparition soudaine de sa femme Annie. Il a laissé un message expliquant qu’il avait décidé de se donner la mort « pour la rejoindre ». Le couple s’était rencontré en 1963 et laisse un fils, François, et une fille, Eva, dont la galerie à Nice est bien connue des amateurs d’art.
« La famille Vautier a la profonde tristesse de vous annoncer le décès de Annie et Ben Vautier. Le couple nous a quittés ce mercredi 5 juin 2024, ont écrit dans un communiqué Eva, François Vautier et leurs enfants. Annie Vautier, épouse de Ben et soutien inébranlable de son œuvre artistique tout au long de leur vie commune, a subi un accident vasculaire cérébral le lundi 3 juin à 23h. Elle est décédée le 5 juin à 3 heures du matin. Ne voulant et ne pouvant pas vivre sans elle, Ben s’est donné la mort quelques heures plus tard chez eux, à Saint-Pancrace dans les hauteurs de Nice. La famille remercie chaleureusement tous ceux qui les ont soutenus et qui continuent à les porter dans leurs pensées. Les génies ne restent jamais seuls. Nous nous souviendrons de Annie et Ben Vautier comme d’un couple emblématique de l’art du XXe siècle. »
Né le 18 juillet 1935 à Naples, l’artiste d’origine suisse s’installe avec sa mère à Nice en 1949. Par la suite, il travaille comme libraire puis disquaire, tout en dessinant et en écrivant des poèmes. Ses formules, rédigées de son écriture enfantine toute en rondeur, deviendront très vite sa signature, déclinée sur toutes sortes de supports – y compris à des fins commerciales.
En 1965, il aménage une galerie, baptisée « Ben doute de tout ». Sa boutique de disques d’occasion du 32, rue Tonduti de l’Escarène devient un point de ralliement et un lieu d’exposition de l’École de Nice. L’azuréenne baie des Anges, à laquelle est resté fidèle toute sa vie cet esprit libre au caractère bien trempé, est à cette époque l’écrin des Nouveaux Réalistes. Proche d’Yves Klein, de César, d’Arman, de Martial Raysse, Ben rejoint ensuite le groupe Fluxus.
Au début des années 1970, il s’installe dans une maison sur les hauteurs de Nice, route de Saint-Pancrace à Aspremont, dans laquelle il est décédé. Une œuvre d’art à part entière : au fil des ans, l’artiste l’a façonnée de ses mots d’esprit, objets divers et ce bric-à-brac kitsch où perçait son humour, toujours un brin provocateur.
Ce drôle de BIZART BAZ’ART est aussi le titre d’une de ses œuvres monumentales, un kiosque bâti sur l’accumulation de pièces et de phrases de sa composition, aujourd’hui dans les collections permanentes de la Kunsthalle de Brême, en Allemagne. « Au fur et à mesure que je cherchais de l’invendable, je me rendais compte que la machine à broyer de la société pouvait tout avaler et tout vendre. Je l’appelais donc Tout est art, tout est marchandise, pas moyen de fuir », déclarait l’artiste. À Paris, le Centre Pompidou conserve une de ses installations du même acabit, Le Magasin de Ben.
En 1972, il participe à la Documenta V de Harald Szeemann. En 1977, Pontus Hultén écrit dans la préface du catalogue de l’exposition collective « À propos de Nice » inaugurant le Centre Pompidou : « L’art contemporain n’aurait pas eu la même histoire sans les activités et les rencontres qui eurent lieu dans la région niçoise. »
Les œuvres de Ben, présentes dans les plus importantes collections privées et publiques du monde, sont également conservées au MoMA de New York ou au Stedelijk Museum d’Amsterdam. Et ses petites phrases prêtant à réfléchir et à sourire figurent sur d’innombrables cartables, trousses et agendas d’écoliers…
« Avec la disparition de Benjamin Vautier, le monde de la Culture perd une légende, a rendu hommage la ministre de la Culture Rachida Dati. Orfèvre du langage, Ben laisse derrière lui près de 12 000 créations artistiques. Ses écritures humoristiques, parfois satiriques, ont accompagné et marqué les générations. […] Avec ses écritures et ses sculptures vivantes, véritable sillon personnel qu’il ne cessa jamais de creuser, Ben rencontra un immense succès, à la fois critique et populaire. […] Il appartenait à une génération d’avant-garde pour qui être artiste consistait à explorer de nouvelles voies, de nouveaux modes d’expression, avec un esprit joyeux d’audace et d’aventure qui le caractérisa toujours. […] À travers son art original, inventif, profond et en même temps accessible, Ben a su toucher toutes les générations en invitant à une rêverie subtile sur les pouvoirs de l’art et des mots. »
« Non, Ben n’est pas mort, a réagi Christian Estrosi, maire de Nice, dans un long texte. Il est là, dans mon bureau, depuis toujours sous mes yeux, par ce tableau à fond rouge où, de son écriture inégalable, il m’encourage : "Je dis ce que je fais et je fais ce que je dis". Il n’est pas mort parce que tous les Niçois peuvent voir ses mots sur les stations de la ligne 1 du tramway. Il n’est pas mort parce qu’il a écrit "Liberté, égalité, fraternité" aux murs du salon d’honneur de la mairie. Je ne peux pas rendre hommage à Ben comme s’il était une personnalité pareille aux autres. Il est inclassable, il est impertinent, il est audacieux, il est obsessionnel, il est inattendu, il est triste, il est éruptif, il est fou, il est sage. Il est tout cela et bien plus encore. Il est Ben. Il a transformé la création artistique, il a transformé notre rapport au réel et au vrai, il a souligné, encore et encore, nos faiblesses, nos manques et nos tentations. C’est pour ça que Ben est un grand artiste. Un très grand même. Et à un très grand artiste, il n’est pas nécessaire d’envoyer des fleurs, d’ériger des tombeaux de mots ou de marbre. Il vaut mieux revoir son travail au fil des décennies, l’École de Nice des débuts, Fluxus et, au fil des années, toujours cette vitalité, cette inventivité, cette créativité. Comme Henri Matisse, Ben est Nice. C’est un bonheur et une joie pour notre ville, certains diraient même un honneur, mais ça ne lui va pas. Un bonheur et une joie qui ne s’éteignent pas avec lui, puisqu’il est là, partout, dans notre quotidien, avec ses questions, ses anticipations, ses imprécations sur l’art, sur nous, sur le monde tel qu’il va et surtout ne va pas. Mais dans toute joie, il y a une immense tristesse. La mienne est infinie, car je perds un ami cher, qui n’a jamais mâché ses mots et pourtant qui m’a accueilli avec cette étincelle dans le regard qui était lui tout entier. Permettez-moi de garder mon chagrin pour moi. Je ne peux pas m’empêcher aussi de voir dans sa mort ce goût du panache qui l’a toujours accompagné, et tout son amour pour Annie, qui l’a précédé de quelques heures dans le Grand passage. Annie et Ben, c’est la quintessence de l’amour dans la crudité du quotidien, c’était comme ça. C’est ce que je dis à Eva, leur fille, et François, leur fils, qui sont si forts dans cette peine redoublée, et qui font toute mon admiration. Parmi tant d’autres, me reviennent ces images en noir et blanc : Ben, assis sur le tout petit garde-corps de notre Promenade des Anglais, qui brandit un cadre vide sur fond d’horizon de la baie des Anges, créant ainsi, avec notre regard sur un paysage pour nous banal, une œuvre d’art avec Nice et son infini unique. Ben est le plus fort ! »