Par-delà l’hommage à la déflagration que le surréalisme a provoquée dans les arts et la littérature du XXe siècle, l’ambition de Didier Ottinger et Marie Sarré, commissaires au Centre Pompidou, à Paris, est double : présenter l’ensemble du mouvement aux jeunes générations et transmettre le résultat des recherches récentes sur son expansion internationale, ses développements postérieurs à la Seconde Guerre mondiale ainsi que le rôle tenu par les artistes femmes, autant de champs délaissés jusqu’à récemment par les conservateurs et les universitaires.
Une spirale étoffée
La manifestation s’ouvre sur la projection d’un film du dadaïste Hans Richter, Vormittagsspuk (Fantômes avant le petit déjeuner, 1927-1928) : des passants se volatilisent comme par magie derrière un lampadaire. La poésie de ces images contraste avec le début de l’exposition. La bouche béante d’une tête grotesque, réplique de la légendaire porte du cabaret L’Enfer autrefois sis boulevard de Clichy, accueille le visiteur, lui rappelant le goût des surréalistes pour le divertissement. À un couloir sombre scandé d’une série de portraits par Jacques-André Boiffard succède une salle dite « immersive » dans laquelle est exposé le manuscrit original du Manifeste du surréalisme rédigé en 1924 par André Breton : « Tant va la croyance à la vie, à ce que la vie a de plus précaire, la vie réelle s’entend, qu’à la fin cette croyance se perd. L’homme, ce rêveur définitif, de jour en jour plus mécontent de son sort, fait avec peine le tour des objets dont il a été amené à faire usage, et que lui a livrés sa nonchalance, ou son effort, son effort presque toujours, car il a consenti à travailler, tout au moins il n’a pas répugné à jouer sa chance (ce qu’il appelle sa chance !). » La reconstitution par une intelligence artificielle de la voix d’André Breton, peu convaincante, déclamant le texte fondateur du mouvement et la projection saccadée de documents ne donnent guère l’envie de s’attarder.
Le parcours, organisé en spirale autour de cette salle introductive, promet une plongée dans l’imaginaire surréaliste. En treize chapitres – de l’« Entrée des médiums » au « Cosmos » en passant par « Mélusine » ou encore « Hymnes à la nuit » – sont célébrés l’automatisme et sa puissance visionnaire, l’importance du hasard et sa beauté, le défi à la raison, la subversion de la réalité, la monstruosité des totalitarismes, le pouvoir de la matrice, la convulsion du désir ou encore la révélation primitiviste. Mais ces ensembles thématiques n’ont pas pour seule fonction de répertorier l’iconographie du mouvement et ses principaux motifs. Ils offrent également l’occasion de s’attarder sur quelques-unes des sources littéraires du surréalisme et de se souvenir combien, si l’on excepte l’apport de la psychanalyse (« Trajectoire du rêve »), ces sources l’inscrivent dans l’héritage des siècles précédents – celui des œuvres du Marquis de Sade (« Les larmes d’Éros ») ou de Novalis (« Forêts »), d’Alice aux pays des merveilles (1865) de Lewis Carroll (« Alice »), du Faust (1832) de Johann Wolfgang von Goethe (« Le royaume des mères ») ou des Chants de Maldoror (1855) d’Isidore Ducasse (« Machines à coudre et parapluies »). Plus encore, les thématiques sont liées à des expérimentations plastiques telles que le frottage chez Max Ernst (L’Armée céleste, vers 1925-1926) et la décalcomanie chez Oscar Dominguez (Lion-bicyclette, 1937), le collage chez le même Max Ernst (La Femme 100 têtes, 1929) et le photomontage chez Dora Maar (Main-coquillage, 1934), l’assemblage d’objets chez Salvador Dalí (Le Téléphone aphrodisiaque, 1936) ou Mimi Parent (Maîtresse, 1996), sans oublier le cadavre exquis – des expérimentations qui toutes exaltent les charmes de la fortuité et du merveilleux.
Éblouissements et interrogations
Ainsi, chaque salle déploie plusieurs niveaux de lecture qui s’incarnent dans un accrochage souvent stimulant. Aux côtés d’œuvres aussi fameuses et fréquemment exposées ou reproduites que Le Portrait [prémonitoire] de Guillaume Apollinaire (1914) de Giorgio De Chirico, L’Ange du foyer (1937) de Max Ernst, Visage du Grand Masturbateur (1929) de Salvador Dalí et L’Empire des lumières (1954) de René Magritte, le spectateur a la joie de découvrir des pièces moins connues, exerçant une attraction bien réelle (dont un grand nombre sont signées de femmes trop longtemps reléguées aux oubliettes) : les yeux hypnotiques d’Edith Rimmington (Museum, 1951), la monstrueuse Chambre 202, Hôtel du Pavot (1970) de Dorothea Tanning, sans oublier un bien nommé Objet méchant (1965-1969) de Joyce Mansour, pour n’en citer que quelques-unes. Au cœur de cet accrochage, des peintres, dont l’œuvre mériterait une exposition à elle seule, ne sont à manquer sous aucun prétexte : les Britanniques Leonora Carrington et Ithell Colquhoun, toutes deux auteures prolifiques par ailleurs.
Mais au terme de la visite, un embarras majeur surgit, renforcé par le choix du parcours thématique, lequel, malgré ses vertus, a pour défaut de mettre sur un même plan des œuvres des années 1920, 1940, 1960 et même postérieures. En effet, le surréalisme tel qu’il est représenté ici semble privé de la complexité de son histoire. À peine sont évoquées la genèse d’un mouvement né de la radicalité dadaïste, la publication d’une infinité de textes théoriques, romans, recueils poétiques, placards et papillons, ou l’organisation d’une multitude d’expositions dont certaines ont marqué très durablement la scène artistique moderne et contemporaine. Pas davantage que ne le sont l’exclusion parfois violente de certains de ses membres ainsi que la diversité et la vigueur de leurs prises de position politiques. Les visiteurs attentifs noteront la présentation dans chaque salle d’un tract témoignant, lapidairement, d’un épisode de cette histoire longue de plusieurs décennies, et de quelques ouvrages dans des vitrines documentaires. Mais qui n’est pas déjà familier du surréalisme aura de la peine à saisir sa portée révolutionnaire. Par surcroît, des moments décisifs de la chronologie surréaliste, comme l’exil américain d’André Breton et de certains de ses amis pendant la Seconde Guerre mondiale, ne sont pas abordés : difficile alors de comprendre la présence de tableaux des artistes new-yorkais Arshile Gorky ou Barnett Newman sur les cimaises du Centre Pompidou. De même, on apprendra peu de choses sur certaines figures plus discrètes comme Maurice Baskine, Shūzō Takiguchi, Alan Glass ou Jean- Claude Silbermann, certains ralliés tardivement au mouvement, ni (au hasard !) sur les ambivalences des principaux membres à l’égard des femmes, les fantasmant aussi belles que créatives tout en étant généralement réticents à valoriser leur œuvre à l’égal de celle des hommes.
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« Surréalisme », 4 septembre 2024-13 janvier 2025, Centre Pompidou, place Georges-Pompidou, 75004 Paris.