En mars 2024, vous avez fêté les 10 ans de « Flowers to Art » [Fleurs pour l’art], une exposition d’œuvres de votre collection accompagnée de fleurs, qui est toujours un immense succès. D’où vient cette idée ? Et pourquoi, d’après vous, rencontre-t-elle un tel engouement auprès du public ?
Notre partenaire Flowers to Arts nous a proposé ce concept, originaire des États-Unis, de bouquets présentés devant des œuvres d’art. La forme que nous avons trouvée à Aarau en est une variation qui se nourrit aussi du plaisir d’expérimenter l’expertise des fleuristes suisses. Ces derniers, s’inspirant des pièces de notre collection, créent de véritables sculptures de formes et de couleurs à partir de pétales, de branches et de feuilles, lesquelles touchent, à chaque édition, des milliers de visiteurs. Une partie de la magie réside également dans le caractère éphémère de l’événement, ces interprétations florales n’étant visibles qu’une semaine. Ce projet interdisciplinaire est un exemple parfait d’accessibilité à la culture. Grâce à « Flowers to Art », nous nous adressons à des groupes cibles se situant en dehors du domaine artistique classique. Cela nous permet de rapprocher davantage encore le grand public de notre vaste collection et donc de le familiariser avec une part importante du patrimoine culturel suisse.
L’Aargauer Kunsthaus se consacre exclusivement à l’art suisse. C’est sa force parmi les musées du pays, mais cela peut-il aussi être une contrainte ?
Notre force est en effet de nous concentrer sur l’art créé près de chez nous. L’Aargauer Kunsthaus collectionnant depuis 160 ans, il dispose d’œuvres et de compétences qui sont appréciées loin à la ronde – ce qui lui vaut son surnom de « musée national caché ». Au contraire d’être contraignante, cette focalisation offre une chance d’imaginer d’autres perspectives, de voir les choses sous des angles variés. Nous envisageons de nouveaux accès aux pièces de la collection, non seulement à travers le programme « Flowers to Art », mais aussi, par exemple, grâce aux visites en réalité augmentée conçues par des cinéastes d’animation ou des classes d’école. Nous intégrons également des créateurs internationaux, telle l’artiste queer américaine Nicole Eisenman, dont nous avons accroché [en 2022] les travaux en face d’œuvres de l’époque moderne, dans le cadre d’une coopération avec trois musées européens. Et les thèmes de société que nous abordons, tels que le racisme ou la neutralité, dépassent les frontières nationales.
Vous exposez beaucoup d’artistes romands, comme dernièrement la Genevoise Pauline Julier. Au point de donner l’impression d’être l’une des rares institutions en Suisse alémanique à faire ce pont entre les différents cantons. Êtes-vous d’accord ?
Notre musée rayonne dans toutes les régions de Suisse et cherche délibérément la coopération par-delà les barrières linguistiques. En cela, l’art ne connaît pas de frontières, et nous considérons la diversité du pays comme un enrichissement. La Suisse romande dispose d’une scène très active d’artistes qui défendent avec succès des positions indépendantes. Nous sommes parfois les premiers à les inviter en Suisse alémanique dans le but de mieux les y faire connaître. Ce fut le cas de Julian Charrière [en 2020], d’Augustin Rebetez [en 2023] et de Pauline Julier [en 2024], trois artistes de la jeune génération auxquels nous avons consacré de grandes expositions individuelles, car nous sommes convaincus de la qualité et de l’actualité de leurs œuvres.
Avant celui d’Aarau, vous avez travaillé pour les musées de Soleure et de Coire. Cette « régionalité » participe-t-elle de votre engagement par rapport à la Suisse romande ?
De nombreuses régions de Suisse parviennent admirablement bien à préserver une production artistique autonome. Le système fédéral helvétique favorise la richesse de notre création culturelle. C’est pourquoi nous rencontrons, partout dans le pays, des artistes qui maintiennent le cap sans sacrifier à l’art mainstream.
Vous dirigez l’Aargauer Kunsthaus depuis bientôt cinq ans. En Suisse, de plus en plus de femmes se trouvent à la tête de grandes institutions, comme c’est le cas à la Kunsthaus de Zurich, au Kunstmuseum de Bâle, au Fotomuseum à Winterthour, à Photo Élysée à Lausanne et au musée des Beaux-Arts du Locle. Ces femmes appartiennent aussi à une autre génération. En quoi ont-elles apporté un changement ?
De nombreuses femmes sont aujourd’hui très bien formées dans le domaine de l’art. Elles ont acquis de l’expérience et ont quelque chose à dire. Ce qui les unit, c’est le professionnalisme avec lequel elles abordent les défis actuels dans le monde des musées. Elles ont par ailleurs en commun d’observer la production artistique selon un spectre étendu. Elles perçoivent, par exemple, les femmes dans l’art d’égales à égales et détectent celles qui, durant des décennies, n’ont pas obtenu la reconnaissance qui leur était due malgré d’importants ensembles d’œuvres. Ce regard neuf conduit peu à peu à une plus grande ouverture des musées, à plus d’inclusion et de participation, avec un public plus large. La fonction sociale des musées en tant que lieux de discours et de débats est reconnue et mise en avant par ces directrices, lesquelles contribuent ainsi à façonner une société plus ouverte.
En comparaison de Bâle et de Zurich, Aarau est une petite ville. Pourtant, l’Aargauer Kunsthaus est souvent considéré comme l’un des meilleurs musées institutionnels suisses d’art contemporain ? Quelle est votre recette ?
Le présent dans lequel nous vivons sera à l’avenir le passé. Pour une institution comme l’Aargauer Kunsthaus, il est crucial de s’en souvenir. Ce musée collectionne de l’art depuis plus d’un siècle et demi, toujours à partir du moment présent et en se concentrant sur la production artistique suisse, ce qui nécessite une certaine ouverture d’esprit. Prenez L’Enterrement des enfants, un tableau très émouvant peint en 1863 par Albert Anker, trois ans seulement après la fin de ses études à l’École des beaux-arts de Paris. L’œuvre a été acquise directement auprès de l’artiste pour rejoindre la collection du musée. Aujourd’hui, cette huile est considérée comme l’une des toiles clés de son œuvre de jeunesse, et lui comme l’un des peintres les plus célèbres de Suisse. De la même manière, si nous achetons des travaux d’Augustin Rebetez ou de Pauline Julier, c’est parce que ces œuvres nous parleront plus tard de l’art du début de XXIe siècle. Dans le fond, toutes nos activités ne visent qu’un seul objectif : aiguiser notre regard sur notre époque.
Le bâtiment de Herzog & de Meuron, inauguré il y a plus de vingt ans, participe-t-il aussi de ce succès ?
L’extension offre non seulement plus de surface d’exposition, mais également des espaces modulaires. Cela a changé notre manière de présenter les œuvres tout en amenant de nouvelles possibilités pour la collection. Depuis vingt ans, nous pouvons acquérir des pièces plus grandes, notamment des installations.
Quel est le programme à venir du Kunsthaus ?
Nous ouvrirons l’année 2025 avec un thème sociopolitique : la neutralité. En Suisse, c’est plus qu’un principe de politique étrangère. La neutralité contribue à façonner un état d’esprit national, également synonyme de valeurs humanitaires, de consensus, d’autodétermination et de sécurité. À partir d’œuvres existantes ou nouvellement créées, des artistes contemporains se pencheront sur différents aspects de cette notion. Le champ d’exploration s’étendra de la Suisse, en tant que lieu d’organisation et de transactions internationales, au paradis mythique et idéalisé induit par cette valeur. D’autres pièces examineront la neutralité de l’institution muséale, du langage ou des intelligences artificielles.
Par ailleurs, nous mettrons de nouveau l’accent sur les artistes femmes contemporaines avec une grande exposition monographique de la peintre suisse Klodin Erb, dont l’œuvre nous entraîne dans des univers visuels sensuels, profonds et pleins d’humour, ainsi qu’avec les présentations des travaux de Marianne Kuhn, d’Ishita Chakraborty, de Pia Fries et de Barbara Müller.
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« Neutrality Model », 1er février-11 mai 2025 ; « Marianne Kuhn. Collection in Focus », 1er février-22 juin 2025 ; « Flowers to Art », 4-9 mars 2025 ; « Ishita Chakraborty. Manor Art Prize 2024 », 24 mai-24 août 2025 ; « Pia Fries, Barbara Müller. Collection in Focus », 19 juillet- 9 novembre 2025 ; « Klodin Erb », 20 septembre 2025-4 janvier 2026, Aargauer Kunsthaus, Aargauerplatz, 5001 Aarau.