Gerard & Kelly : Bardo
Depuis une vingtaine d’années, Gerard Kelly œuvre à l’intersection de différentes disciplines, avec la danse et la performance comme axe central. « Bardo » (état intermédiaire entre vie et mort dans le bouddhisme tibétain) s’articule autour de « trois figures historiques longtemps demeurées dans l’ombre, ouvertement ou symboliquement queer, auquel le duo confère une dimension sacrée ». À Eileen Gray est accordé le plus d’espace et d’attention. Une applique lumineuse et une phrase au pochoir reprises de la villa E-1027 se remarquent à l’entrée dans la galerie, tandis que la grande salle du sous-sol lui est entièrement dédiée. Là est projeté E for Eileen, dernier volet d’une trilogie tournée dans trois architectures emblématiques en France. La villa E-1027 sert de décor à une évocation remarquablement elliptique des amours d’Eileen avec Jean Badovici (l’architecte coauteur) et la chanteuse Damia. Transposée dans le monde d’aujourd’hui, avec Nikki Amuka-Bird dans le rôle-titre, le film offre un véritable portrait de cette légendaire garçonnière. On le regarde assis sur un volume de liège qui est l’empreinte négative du solarium de la villa. Des collages à partir d’images d’archives, présentés dans des caissons lumineux, parachèvent l’hommage.
On glisse dans une autre esthétique, aux limites du goût, dans la salle adjacente. Dans la chambre obscure, une sculpture inspirée du Saint François recevant les stigmates de Pesellino, avec une boule disco pour figurer sa tête, y projette ses éclats. Cette fusion de la danse et du sacré nous conduit à un ensemble de montages d’images sérigraphiées tirées de deux performances légendaires que Gerard & Kelly avaient consacrées à Julius Eastman. Combattant de la cause gay autant que de la musique minimaliste, il est célébré comme la figure sainte de cette exposition-cérémonie.
Du 17 janvier au 8 mars 2025, Marian Goodman, 79 & 66, rue du Temple, 75003 Paris

Vue de l’exposition « Michael E. Smith », Crèvecœur, Paris, 2025. Photo : Martin Argyroglo. Courtesy of the artist and Crèvecœur, Paris.
Michael E. Smith invité par Cédric Fauq
De choses banales liées à sa vie ou simplement trouvés, Michael E. Smith fait de véritables objets d’exposition en attirant sur eux notre attention avec un minimum de moyens et d’effets. Il procède à un examen approfondi du lieu pour décider des zones publiques ou privées qui accueilleront ses créations ou ses trouvailles. Le ton est donné dès l’entrée par un gant de travail blanc qu’un fil de fer agite devant nous à un peu plus d’un mètre du sol. Le mouvement est impulsé par une vibration naturelle du bloc de climatisation-chauffage suspendu au-dessus de la porte. Une partie de l’éclairage a été neutralisée de manière à remettre en cause la répartition entre espaces d’exposition et espaces de travail, zones neutres et zones de contemplation. Des ballons de baskets, objets fétiches de l’artiste, se retrouvent suspendus dans deux angles ; une rangée de trois dont l’un est peint, et un isolé avec quelques traces de peintures semblables à des taches. Ces ballons en lévitation donnent un rythme entre les différentes interventions. Celles-ci peuvent être des plus minimales, comme cette couverture aux bords rognés par le chien de l’artiste posée au sol et à demi recouverte d’une enveloppe de vinyle transparent, ou être le fruit d’un travail d’assemblage, tel ce personnage fait d’une cloche de vache et d’une poire de vitesse recouverts d’adhésif noir. Sur les étagères, on trouve aussi des curiosités et des trésors enfouis dans des boîtes. Smith est cet invité délicat qui, sans recherche d’éclat, bouleverse le lieu qui l’accueille et élargit notre champ de vision. Rien ne résume mieux son esprit que ce parallélépipède trouvé dans la galerie qu’il a simplement habillé d’un paquet-cadeau rouge brillant.
Du 17 janvier au 1er mars 2025, Crèvecœur, 9, rue des Cascades, 75020 Paris

Vue de l’exposition « Tom Allen : Personae » chez Air de Paris, Romainville. Photo : Aurélien Mole. Courtesy de Air de Paris.
Tom Allen : Personae
Tom Allen peint presque exclusivement des fleurs. D’elles, il fait de véritables personnages mystérieux et troublants. Ses tableaux, de petits ou de moyens formats, ont une précision de nature photographique. Autour de ces fleurs rares et d’une grande beauté, le peintre élabore des fonds lumineux faits de motifs superposés avec des effets de transparence. La peinture de genre glisse subtilement vers l’art psychédélique sans y basculer totalement. Pour cette exposition, Tom Allen a joint à trois peintures de fleurs deux tableaux de figures singulières. L’un d’eux montre une tête de taureau, ou de minotaure, dans un ciel flamboyant. Un croissant de lune diffuse sa forme aussi bien aux cornes, qu’aux yeux ou aux narines de l’animal. D’une puissance sereine, il ne déparerait pas dans une célébration luciférienne chorégraphiée par Kenneth Anger. La deuxième figure est moins identifiable. Deux gueules de dragon au moins s’y superposent et de l’une d’elles s’échappe une très longue langue outrageusement rose. On dirait une scène de carnaval chinois diffractée par quelque kaléidoscope. On se plaît à imaginer que Tom Allen ouvre des fenêtres dans un univers initiatique défendu par quelques créatures fabuleuses.
Du 12 janvier au 23 février 2025, Air de Paris, 43, rue de la Commune de Paris, 93230 Romainville

Vue de l’exposition « Alfredo Aceto : Swans Take Off Like the Concorde » chez Parliament, Paris. © Romain Darnaud. Courtesy of Parliament
Alfredo Aceto : Swans Take Off Like the Concorde
Dans l’atelier qu’il occupe à l’intérieur du centre commercial Les Cygnes, à Genève, Alfredo Aceto a mis la main sur les archives d’un « créateur de montres inconnu ». Il a scanné certaines des images et les a travaillés pour une série de montages avec Photoshop. Les photos des montres Robergé, en faux or présentées sur fond rouge, ont été coupées en deux et les morceaux rassemblés en décalé, ou bien on a superposé le dos du boîtier sur le cadran. En appliquant à ces images de séduction sans âge des techniques d’avant-garde, Alfredo Aceto confère paradoxalement une forme de dignité à ces archives des plus modestes. Véritable éloge du toc, cette rencontre est l’occasion d’interroger la position d’auteur, voire le dialogue entre générations. Aux six photos en couleur de la série, l’artiste a joint une image perturbatrice en noir et blanc. Sur le fond d’un coffre à outils avec un large assortiment de douilles, il a superposé, toujours avec Photoshop, une demi-douzaine de langues en silicones et deux méduses. Cette transformation d’une plate image de catalogue en une composition onirique empreinte de connotations sexuelles achève de nous dérouter.
Du 18 janvier au 1er mars 2025, Parliament, 36, rue d’Enghien, 75010 Paris