Constatant que le fait divers n’avait jamais été traité comme motif de l’art contemporain, les commissaires Nicolas Surlapierre et Vincent Lavoie ont conçu au MAC VAL, à Vitry-sur-Seine, une exposition pareille à une vaste enquête. Le fait divers, qui tient à la fois de l’événement, du spectacle, du récit et de la subversion, offre aux artistes un concentré d’humanité, aussi violente que troublante, et un point de vue sur notre époque. En outre, ceci n’étant pas pour leur déplaire, il est affaire de relations, comme l’a analysé Roland Barthes dans « Structure du fait divers » (1964) : relation de causalité (le crime et son mobile, l’accident et ses circonstances, etc.) et de coïncidence (la trajectoire du train et la course du cerf ; le voleur et la bicyclette dépourvue de cadenas, etc.).
Si, depuis le XIXe siècle, le fait divers infuse la culture populaire, des journaux illustrés au cinéma hollywoodien en passant par le polar, il fournit de surcroît à la théorie de l’art un vocabulaire sensationnaliste, dont l’essai de Serge Guilbaut reste l’exemple le plus célèbre : Comment New York vola l’idée d’art moderne (Jacqueline Chambon, 1989). Le fait divers et sa polysémie constituent ainsi un remarquable terrain de jeu dont se sont emparés avec un plaisir manifeste les commissaires : « [Le fait divers] exerce une réelle fascination sur les artistes qui ont imaginé toutes sortes de débouchés formels ou de typologies, notent-ils. [...] le fait divers est également une excellente façon d’interroger certains protocoles et modes opératoires de l’art contemporain. » En effet, nombreux sont les artistes à utiliser dans leur œuvre les modalités de l’investigation, de l’indice, du témoignage ou encore de la reconstitution.
Sous un éclairage ténébreux se déploient dans l’espace du MAC VAL les cinq sections du parcours – « Au nom de la loi », « Scénario catastrophe », « Faire violence », « Ouvrir l’œil » et « L’ombre d’un doute ». Leur articulation quelque peu alambiquée, en raison notamment des contraintes du lieu, se révèle à la lecture du catalogue (Nicolas Surlapierre et Vincent Lavoie (dir.), Faits divers. Une hypothèse en 26 lettres, 5 équations et aucune réponse, Vitry-sur-Seine, MAC VAL, Paris, In Fine éditions d’art, 260 pages, 30 euros). Dans ses pages, on découvre que chacune des sections contient une série de mots clés sous forme d’abécédaire (A comme Assassinat, B comme Brûlé, C comme Crash, etc.) qui rend le choix des œuvres des quelque quatre-vingts artistes plus lisible.
Un autre principe structure la muséographie : chaque section comprend une pièce à conviction, issue des collections du musée de la Préfecture de police de Paris ou de la Cinémathèque française. Cela provoque une collision, curieuse, entre les œuvres contemporaines et ces objets historiques (le livre de comptes de Henri Désiré Landru, la robe de Barbara Stanwyck dans Titanic de Jean Negulesco en 1953, le moulage de la main de Jean- Baptiste Troppmann, l’œilleton du docteur Petiot et la malle miniature de l’affaire Eyraud-Bompard).
Détectives et témoins
Dès la première section, les artistes prospectent, cherchent des indices, font parler les témoins, tentent la reconstitution. Ainsi, les empreintes digitales de Robert Watts (Fingerprint, 1965) et d’André Raffay (Générique, 1974) côtoient des scènes de crime chez Corinne May Botz (Kitchen [room after afar], 2004) ou chez Sylvain Fraysse (Rust Never Sleep, 2017). La fiction ne cesse de se frotter à la réalité comme le montrent deux installations (à ne pas rater, car situées à l’étage), Double Zero de Christian Patterson (2005-2011) et The Third Memory de Pierre Huyghe (1999). L’une et l’autre citent des crimes survenus après-guerre aux États-Unis – le road trip meurtrier d’un couple d’adolescents et le braquage d’une banque new-yorkaise –, qui ont inspiré deux films importants des années 1970 : Badlands (La Balade sauvage, 1973) de Terrence Malick et Dog Day Afternoon (Un après-midi de chien, 1975) de Sidney Lumet. Ou comment le réel est avalé par le cinéma avant d’être recraché par l’œuvre d’art.

Éric Dubuc, L’Accident, peinture glycérophtalique sur toile, 1984, Vitry-sur-Seine, MAC VAL – Musée d’art contemporain du Val-de-Marne.
© Courtesy du MAC VAL – Musée d’Art contemporain du Val-de-Marne. Photo Aurélien Mole
L’exposition interroge ensuite les images produites par le fait divers et leurs fonctions (« Scénario catastrophe »). Des crashes (Éric Dubuc, L’Accident, 1984) ou des hommes abattus en pleine rue (Absalon, Assassinats, 1993) donnent à voir ce qui est rarement saisi en direct, l’instant T du fait divers, jusqu’à le doter d’une artificialité proche de la mascarade. Selon le modèle qu’il représente – victime, assassin, imposteur –, le portrait peut, quant à lui, être un témoignage (Yan Morvan, série Après l’accident, 2001), qui révèle le visage et le corps meurtris d’accidentés de la route accompagnés de leur récit, ou une quête impossible, fixant les traits énigmatiques d’un usurpateur (Carlos et Jason Sanchez, John Mark Karr, 2007). Le portrait devient le symbole de la mort de l’artiste quand Michel Journiac, à l’occasion d’un vernissage, tire avec un revolver sur une statue à son effigie (Dispositif meurtre et inauguration, 1985).
Faits de société
« Faire violence » est l’une des sections les plus bouleversantes de la manifestation. L’affaire dite « du petit Grégory » (Joël Brisse, Fils voilà ma vengeance, 2023, et une série de broderies signée de la Brodeuse masquée, 2017-2018), Les Sœurs Papin vues par Nicolas Daubanes (2021-2024), les féminicides (Camille Gharbi, Preuves d’amour, 2018) ou les tueurs en série cannibales (Claire Dantzer, série Pour mieux te manger mon enfant, 2007) sont évoqués non pas frontalement, mais grâce à des propositions sensibles, voire poétiques.
Toutefois, le regard inquisiteur des médias intéresse également les artistes (« Ouvrir l’œil »). Nancy Spero détourne ainsi la une du New York Daily News daté du 13 janvier 1928 : une photo volée de Ruth Snyder, reconnue coupable de l’assassinat de son mari, sur la chaise électrique (Husband-Killer, 1994). Grégory Chatonsky, quant à lui, se tient au plus près de la preuve dans une installation qui dote l’empreinte digitale, explorée à l’aide d’un logiciel de jeu vidéo, d’une ampleur de paysage (Hisland, 2008).
L’exposition s’achève dans le sang, entre gore, gag et chiens écrasés (« L’ombre d’un doute »). Un parachute rouge, dégoulinant du mur auquel il est accroché (Agnès Geoffray, Parachute, 2019), voisine avec un dessin littéralement sanglant d’Éric Pougeau (Le Sang, 2009) ainsi qu’un papier peint au motif de giclure d’Abigail Lane (Bloody Wallpaper, 1995-2024). Dans Désaccords (2015) de Stéphane Cavalière et Jérôme Déplan, la violence des images est déjouée par l’humour de vrais faux sous-titres. Les deux artistes ont ajouté à des vidéos de bagarres glanées sur Internet des dialogues drolatiques : « C’est un commissaire d’exposition, tout de même ! », « Vous êtes des foutus branleurs d’artistes de mes deux ! », sans oublier le jouissif « Ça suffit, j’appelle la Drac ! » (direction régionale des affaires culturelles). Morts de rire !
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« Faits divers. Une hypothèse en 26 lettres, 5 équations et aucune réponse », du 15 novembre 2024 au 13 avril 2025, MAC VAL – Musée d’Art contemporain du Val-de-Marne, place de la Libération, 94400 Vitry-sur-Seine, macval.fr