Ce mois-ci, le public londonien s’apprête à découvrir un maître du modernisme, dont l’influence sur l’art contemporain est considérable. Pourtant, ce n’est pas à la Tate Modern qu’il sera mis à l’honneur, mais sur la scène du Royal Ballet and Opera, qui présente Three Signature Works, un programme réunissant trois chefs-d’œuvre de George Balanchine : Prodigal Son (créé en 1929), Serenade (1935) et Symphony in C (1947).
Pionnier du ballet néoclassique, Balanchine a développé un langage chorégraphique qui détourne les techniques traditionnelles pour donner naissance à une gestuelle résolument novatrice. Son parcours est fascinant par les époques qu’il traverse, les modernités qu’il façonne, et les figures d’avant-garde qui jalonnent son œuvre.
Né Georgi Melitonovitch Balanchivadze à Saint-Pétersbourg en 1904 (et disparu en 1983), il travaille dès l’âge de 21 ans avec les Ballets russes de Serge Diaghilev, où il revisite la chorégraphie de Léonide Massine pour Le Chant du rossignol de Stravinsky, conçu en 1920, tout en préservant les décors et costumes d’Henri Matisse. Dès lors, il ne cessera jamais d’aller de l’avant.
Les trois œuvres présentées à Londres sont autant de jalons dans l’histoire du ballet. En 1929, The Prodigal Son fut le dernier ballet créé pour les Ballets russes, Diaghilev disparaissant quelques mois après sa première. Les décors et costumes furent conçus par le peintre français Georges Rouault, ancien fauve fasciné par l’iconographie religieuse. Entre l’artiste et le chorégraphe, une profonde symbiose s’installa autour d’une admiration commune pour la pureté et la simplicité des formes byzantines. Balanchine expliquait ainsi : « En concevant la chorégraphie, j’avais à l’esprit les icônes byzantines, si familières à tous les Russes ». Les décors de Rouault seront ressuscités pour cette reprise au Royal Ballet.
Serenade fut le premier ballet que Balanchine chorégraphia aux États-Unis. Créé en 1935 avec des élèves de la School of American Ballet, il marqua une rupture en intégrant des erreurs et des instants fortuits dans la chorégraphie. Cette œuvre occupe une place centrale dans le répertoire du New York City Ballet (NYCB), que Balanchine cofonda en 1948. Son histoire visuelle est peut-être moins prestigieuse, les décors étant signés par Gaston Longchamp, un artiste moins en vue.
En revanche, la production originale de Symphony in C – alors intitulée Le Palais de Cristal – fut marquée dès l’origine par l’intervention d’une grande artiste, la surréaliste Leonor Fini. Ses costumes inspirés des couleurs des pierres précieuses influencèrent plus tard la conception de Jewels, un ballet que Balanchine créa en 1967, poursuivant ainsi cette exploration chromatique et formelle.
Aux États-Unis, Balanchine exerça une influence majeure sur plusieurs générations de chorégraphes, tout en suscitant des réactions plus irrévérencieuses, notamment chez Yvonne Rainer et Merce Cunningham, ainsi qu’au sein des milieux artistiques qui les entouraient. Son ouverture aux nouvelles formes chorégraphiques se manifeste dans son choix d’intégrer Summerspace – cette grande collaboration entre Merce Cunningham et Robert Rauschenberg, créée en 1958 – au répertoire du New York City Ballet (NYCB), signe évident de l’attention qu’il portait à ses héritiers.
Mais l’importance de Balanchine pour les arts visuels ne se limite pas aux collaborations et aux affinités qu’il entretenait avec les artistes de son époque. Ses mouvements et ses structures chorégraphiques en font une référence incontournable pour certaines formes de la performance contemporaine.
L’une des avancées fondamentales qu’il introduisit fut son rejet du récit traditionnel. « Un ballet peut contenir une histoire, mais c’est le spectacle visuel, et non le récit, qui en constitue l’essence », affirmait-il. Il ajoutait encore : « Le chorégraphe et le danseur doivent se rappeler qu’ils touchent le public par le regard – et le spectateur, de son côté, doit apprendre à voir ce qui se joue sur scène ».
Ainsi, Balanchine conjuguait une exigence visuelle abstraite à une valorisation du regard du spectateur, une approche profondément contemporaine. Par ailleurs, l’art s’est progressivement rapproché de sa discipline au fil des décennies, abolissant les frontières entre performance et sculpture, galerie et scène.
Des artistes tels que Tino Sehgal et Pablo Bronstein ont intégré les mouvements de Balanchine dans des collages performatifs proposés au sein de lieux d’exposition. Sehgal a ainsi puisé dans son vocabulaire chorégraphique pour Twenty Minutes for the Twentieth Century (1999), qu’il qualifiait de « musée de la danse ». Bronstein, quant à lui, s’est inspiré des gestes de Balanchine pour des pièces présentées à la Biennale Performa à New York en 2007, puis lors de la Duveen Commission à la Tate Britain en 2016, explorant les liens entre danse et architecture.
Ces recherches traduisent une préoccupation croissante pour le musée en tant qu’espace activé par les corps, au-delà de sa fonction de simple lieu d’exposition d’objets. En 2015, l’historienne de l’art Dorothea von Hantelmann affirmait que « dans le panthéon du XXIe siècle » – celui d’une « histoire des mouvements corporels et des formes d’incarnation » –, Balanchine serait aussi important que Malevitch. Alors que les artistes réinterrogent le musée, le juste équilibre entre grâce et économie qui caractérise la chorégraphie de Balanchine, ainsi que sa capacité à dialoguer avec les traditions culturelles, confèrent à son œuvre une éloquence irrésistible.
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Le Royal Ballet présente « Balanchine : Three Signature Works », dans le cadre du Festival Dance Reflections by Van Cleef & Arpels, du 12 mars au 8 avril 2025, www.dancereflections-vancleefarpels.com