Intitulée « Khoros », l’exposition de Berlinde De Bruyckere à Bozar insiste sur cette notion « chorale » chère à l’artiste, elle qui, passionnée par l’histoire de l’art, ne cache pas ses proximités affectives avec ses grands noms, comme avec l’ensemble de la culture occidentale en y ajoutant cependant l’Inde. Elle brasse large, de la mythologie grecque et des scènes bibliques à l’art contemporain, en passant par le cinéma de Pier Paolo Pasolini ou les textes de Patti Smith. Ces références s’inscrivent comme de discrètes ponctuations dans un parcours qui permet de saisir quelques-unes de ses sources d’inspiration, comme autant d’échos intergénérationnels et interdisciplinaires. Leur point commun : le corps et la peau, essentiellement humains, mais aussi animaux ou végétaux comme ses spectaculaires chevaux ou ses arbres (qui avaient fait sensation au pavillon belge de la Biennale de Venise en 2013).

Berlinde De Bruyckere, Lost I, 2006, 2006, crin et peau de cheval, fer, cordes, époxy. The David and Indrė Roberts Collection Photo : Achim Kukulies
Virtuose de la complémentarité des matériaux (y compris jusqu’à ses dessins récents), de la confusion volontaire entre eux au point de rendre invisible la différence entre le naturel et l’artificiel, Berlinde De Bruyckere s’attache avant tout à la singularité de la condition humaine. Elle le fait avec un sens de la dramaturgie prononcée, elle qui s’est par ailleurs déjà aventurée dans la mise en scène d’un opéra, avec Penthesilea. Ici, ces sortes de tipis plongés dans l’obscurité, avec leurs masses verticales et élancées, contrastent avec les gigantesques assemblages horizontaux des City of Refuge II et III vus en 2024 dans la sacristie de l’église vénitienne de San Giorgio Maggiore, à Venise. À Bruxelles, dans ce Palais des Beaux-Arts conçu par Victor Horta, elle utilise le même dispositif de saturation de l’espace qu’à Venise. Chacune des salles de son exposition bruxelloise s’avère d’ailleurs savamment élaborée, multipliant les résonances entre chaque facette de son travail et les références citées plus haut. Berlinde De Bruyckere possède cette étonnante capacité d’abord de suspendre, puis de presque rendre vivants – et de régénérer – des phénomènes de décrépitude et de dégradation des matières ou de momification des êtres ou des éléments de la nature. Ses œuvres emblématiques transcendent la fin de vie, qu’elle soit normale ou brutale. On pense ici à sa version de saint Sébastien, dont elle renouvelle l’approche de façon aussi singulière que significative, au travers de la stature d’un tronc d’arbre monumental à l’écorce torturée et transpercé de flèches en bronze, comme si le corps du martyr avait fusionné avec l’arbre. Pour la sculptrice, il s’agit là « d’un modèle de beauté, d’érotisme et de douleur mystique ». Ouvrant l’exposition, cette œuvre en donne le ton, en exprimant une souffrance retenue, mais présente ; ambiguë, mais manifeste, alors que le sentiment de compassion n’est jamais bien loin.

Berlinde De Bruyckere, Arcangelo III (San Giorgio), 2023–2024, 2024, cire, poils d'animaux, silicone, fer, époxy. Courtesy l’artiste et Hauser & Wirth Photo : Mirjam Devriendt
Son travail recèle, à travers les matériaux parfois pauvres qu’elle affectionne également – couvertures, papiers tapisserie, fleurs séchées – de nombreuses métaphores liées à la réincarnation à travers le « recyclage » qu’elle opère avec tous ses éléments. Ainsi, pour elle, les couvertures qu’elle transforme en sculptures murales souples l’amènent à se référer au drame des migrants qui traversent les mers et qui trouvent dans ces objets du quotidien un premier réconfort. Les matériaux nobles ne sont pas en reste, comme la table en marbre soutenant le corps du poulain de Lost V, même si une couverture, encore, sépare l’animal de la froideur de la pierre. Avec le douloureux Saint Sébastien d’une part, la série des majestueux Arcangelo de l’autre, le divin, autrement dit le religieux dans l’histoire de l’art, ne cesse de faire irruption dans le monde profane et la rudesse des matières, si ce n’est des sentiments, qui le caractérisent. Une bonne partie de la puissance de l’œuvre de Berlinde De Bruyckere se situe précisément dans les équilibres qu’elle parvient à maîtriser, à commencer par la posture de ces grandes compositions et leur monumentale fragilité. Mais aussi entre les matériaux pauvres et nobles et, bien sûr, ces silhouettes difficiles à cerner sous leurs couches de parures ou de coiffes. Telle Fran Dics, cette intrigante figure féminine réalisée il y a presque vingt-cinq ans déjà et qui clôture l’exposition. Ce personnage trouble de taille humaine, mais dont la longue chevelure, en crin de cheval et équivalente à sa taille, dissimulant la moitié de son corps, laisse le visiteur face à une dernière énigme, celle d’une identité insaisissable, car toujours, chez l’artiste, l’univocité n’est pas de mise.
« Berlinde de Bruyckere. Khoros », jusqu’au 31 août 2025, Palais des Beaux-Arts, 23 rue Ravenstein, 1000 Bruxelles, www.bozar.be.
Catalogue, coédition Bozar et Fonds Mercator, 128 p., 29,95 euros, en anglais uniquement.