Président-directeur du musée du Louvre jusqu’en 2013, vous avez auparavant dirigé le musée d’Orsay (de 1994 à 2001). D’où vient votre passion pour le XIXe siècle ?
C’est une très vieille histoire. C’est la peinture que j’ai toujours aimée et vue avec mes grands-parents, qui habitaient Zurich. Mon grand-père était très amateur et estimait par-dessus tout la peinture française de la seconde moitié du XIXe siècle. J’ai fait bien sûr des découvertes un peu plus tardives qui ont aussi joué un grand rôle : celle de Jean-Auguste-Dominique Ingres à 15 ans, par exemple, lors de la magnifique exposition du Petit Palais en 1967 – j’avais lu le catalogue passionnément –, ou celle d’Eugène Delacroix. Je m’aperçois aujourd’hui que ce que j’aimais enfant et adolescent reste le point central de mes attachements et de mes travaux. Toutes mes recherches se sont nourries de souvenirs familiaux et intimes, sont liées à des amitiés ou à des lieux que j’ai appréciés.
Qu’est-ce qui vous a amené à choisir l’historien d’art Jean Baptiste Seroux d’Agincourt comme sujet de recherche lors de votre pensionnat à l’Académie de France à Rome ?
J’ai fait des études d’histoire. La voie naturelle était l’agrégation, puis l’enseignement, pour lequel j’avais peu d’attrait. Ma mère était chargée de mission aux Antiquités égyptiennes du musée du Louvre, je m’intéressais à ce domaine sans pour autant avoir imaginé devenir archéologue. J’habitais en face du Louvre, que je fréquentais depuis ma petite enfance. J’avais une proximité, je dirais même une familiarité, avec les musées. J’ai donc décidé de passer le concours des musées, ce que je n’ai évidemment jamais regretté. Michel Laclotte et Jacques Thuillier m’ont incité à présenter celui de la Villa Médicis, en pressentant que ces années d’apprentissage me permettraient d’acquérir un bagage que l’étudiant en histoire n’avait pas nécessairement. Pour ma maîtrise, j’avais travaillé sur l’historiographie de la reine Isabeau de Bavière. Ces questions m’ont toujours intéressé. Encouragé par Michel Laclotte, qui avait en tête l’ensemble des manuscrits de Seroux d’Agincourt peu exploités, si ce n’est de façon rapide par Giovanni Previtali dans La Fortuna dei primitivi, j’ai donc choisi de me plonger dans ce fonds conservé à la Bibliothèque vaticane, sans présager de ce que j’y trouverais.
Vos années romaines, de 1975 à 1977, ont, je crois, beaucoup compté.
Pour moi, elles ont été des années de formation essentielles, presque au sens goethéen du terme. La Bibliothèque vaticane n’ouvre ses portes que de 8 h 30 à 13 h 30 ; tous mes après-midi étaient donc consacrés à compléter mes recherches dans d’autres institutions, mais également à vagabonder dans Rome, un des atouts majeurs qu’offre la Villa Médicis. J’ai énormément appris, j’ai vu beaucoup de choses, j’ai pris du temps, j’ai perdu du temps, j’ai voyagé à travers toute l’Italie pour le besoin de mes recherches. Je savais que je n’aurais plus ensuite la liberté d’y retourner aussi longuement, ni aussi fréquemment. Ce furent des moments très heureux, dans une Villa qui n’était pas du tout celle que vous avez vous-même connue. Un « monastère » en plein Rome ouvert au public uniquement lors d’expositions temporaires, où les pensionnaires restaient plus longtemps qu’ils ne le font à présent. C’était alors la dernière année du directorat de Balthus et la première de celui de Jean Leymarie. Balthus habitait encore les lieux, il avait une présence forte, bien que lointaine : il ne s’occupait guère des pensionnaires, mais il avait redonné à la Villa un lustre qu’elle avait perdu au fil du temps.
De retour à Paris, n’avez-vous jamais été tenté par l’étude des Primitifs ?
Les Primitifs m’ont toujours intéressé à travers le prisme du XIXe siècle et du « primitivisme ». Évidemment, j’ai rencontré Giovanni Previtali, historien pionnier de ces questions. J’ai aussi publié quelques travaux, en particulier une longue étude sur « Seroux d’Agincourt et les origines de l’art médiéval » dans la Revue de l’art et une reconstitution du polyptyque d’Ugolino da Siena à l’église Santa Croce [Florence] dans Paragone. Or, ce n’était pas nécessairement le chemin que je désirais poursuivre. En rentrant de Rome, j’ai songé un moment à rejoindre le Centre Pompidou, mais on n’y a pas voulu de moi. J’ai donc travaillé pendant quelques mois auprès d’Emmanuel de Margerie, alors directeur des Musées de France, qui m’avait notamment demandé de m’occuper du musée des Beaux-Arts de Dijon.
Lors de mon pensionnat, j’avais assisté Pierre Rosenberg pendant la préparation de son exposition « Nicolas Poussin »à la Villa Médicis [1977], et j’ai fait de même avec Michel Laclotte et Jacques Thuilier pour l’exposition « Les Frères Le Nain » au Grand Palais [1978]. Puis, lorsque l’établissement public de préfiguration du musée d’Orsay a été créé en 1978, Michel Laclotte m’a proposé de rejoindre l’équipe; il m’a demandé plus précisément de suivre le chantier avec lui et m’a confié la responsabilité de la section Architecture.
Dès sa fondation, le musée d’Orsay a eu une vocation pluridisciplinaire. Il était impensable de construire un musée dédié à la seconde moitié du XIXe siècle sans envisager ce « mélange écumant des arts ».
Dans le catalogue de l’exposition « Viollet-le-Duc » organisée par l’équipe du musée d’Orsay au Grand Palais en 1979, vous avez consacré un essai au concours pour l’Opéra de Paris. Quarante ans plus tard, vous êtes le commissaire de « Degas à l’Opéra ». Un dialogue entre vos deux spécialités qui n’a jamais cessé.
Dès sa fondation, le musée d’Orsay a eu une vocation pluridisciplinaire. Il était impensable de construire un musée dédié à la seconde moitié du XIXe siècle sans envisager ce « mélange écumant des arts » – pour emprunter la formule de Paul Valéry – qui lui est inhérent. Jusqu’alors, on en avait une vision limitée : la peinture impressionniste et postimpressionniste présentée au Jeu de Paume. D’un coup sont apparus d’autres pans de l’art de cette époque.
Le travail essentiel dans les domaines de la peinture et de la sculpture a été de réunir des œuvres qui, après la fermeture du musée du Luxembourg [en 1937], avaient été dispersées un peu partout. En revanche, pour ce qui est des arts décoratifs, de l’architecture et de la photographie, des collections nouvelles ont été créées et des espaces leur ont été réservés – une première dans un musée français. Je savais que des fonds importants étaient encore conservés chez les descendants des architectes, notamment le fonds Eiffel. Caroline Mathieu [conservateur en chef au musée d’Orsay] et moi avons sensiblement augmenté la petite collection de beaux dessins de présentation qui nous avait été reversée par le musée du Louvre, pour constituer un ensemble notable mêlant dessins, pièces d’archive et objets. Mais comment exposer l’architecture ? Les œuvres graphiques ne peuvent être montrées que par rotation. Il a fallu inventer, avec le scénographe Richard Peduzzi, à l’aide de maquettes, une présentation permanente de l’architecture dans le pavillon Amont, aujourd’hui hélas disparue.
J’ai beaucoup travaillé avec Michel Laclotte sur le parcours du musée et la muséographie, ce qui m’a donné le goût des grands chantiers. Michel Laclotte et Gae Aulenti m’ont appris une bonne part de mon métier. Cela a aussi été l’occasion pour moi de publications et d’expositions. Je pense en particulier à mes travaux sur Gustave Eiffel ou à « Chicago. Naissance d’une métropole », la première exposition du musée d’Orsay en 1987.
Depuis lors, vous étudiez l’œuvre d’Edgar Degas. Comment votre regard sur l’artiste a-t-il évolué ?
Degas était une des passions de mon grand-père, nous y revenons encore. À Zurich, j’avais vu très tôt un pastel et fusain singulier de sa dernière période, qui me semblait très différent de tout ce que je connaissais ailleurs. Cela a participé à ma relation particulière à son œuvre. À la Villa Médicis, j’avais entrepris des recherches sur Degas et l’Italie – c’est d’ailleurs le titre de l’exposition que j’y ai présentée en 1984. Ma vision de l’artiste évolue régulièrement. J’avais d’emblée été frappé par l’ampleur et la continuité de son cheminement artistique, alors que le Degas tardif est resté largement ignoré jusqu’à sa redécouverte à l’occasion de la rétrospective de 1988, dont j’ai été l’un des commissaires – la première depuis 1934. Si Degas est le point central de mes recherches, c’est aussi qu’il brasse avec lui tout un monde. Travailler sur cet artiste, comme je l’ai montré dans ma biographie de 1991, revient à s’intéresser aux questions les plus diverses ayant trait à la société, la musique, la danse, la littérature… Et c’est nécessairement travailler sur la famille Halévy, sur Stéphane Mallarmé, sur le goût pour la musique ancienne et, bien sûr, sur l’Opéra.
Le Louvre-Lens affirme ce que Jean-Antoine Chaptal nommait « la part sacrée » que le Louvre, créé par la Révolution, devait à toute la nation.
À 42 ans, vous êtes devenu directeur du musée d’Orsay…
Cela s’est fait naturellement. J’avais été le bras droit de Françoise Cachin pendant les années de son directorat. J’étais très proche d’elle et je conserve à son égard, malgré ce qui a pu nous séparer par la suite, une affection et une admiration intactes. En devenant directeur, j’ai eu à cœur de renforcer la présence des écoles étrangères par des acquisitions (Vilhelm Hammershøi, Cuno Amiet, Giovanni Giacometti, Eugène Jansson…) et de nombreuses expositions. J’ai souhaité également accentuer la vocation pluridisciplinaire du musée d’Orsay en dédiant des expositions à la famille Halévy ou à la ville du Creusot. De façon régulière, j’ai introduit de l’art contemporain dans nombre de ces projets ; je pense en particulier au travail qui a été fait avec Quentin Bajac autour des expositions de photographie.
Le poste de président-directeur du musée du Louvre était-il une suite logique ?
C’était une suite beaucoup moins naturelle, mais Pierre Rosenberg m’a dit en 1999 : « Je ne vois que vous pour me succéder.» J’espère qu’il n’a jamais regretté ce choix ; en tout cas, il m’a toujours soutenu, même dans les moments les plus difficiles, et je lui voue une immense gratitude. Pendant deux ans, j’ai eu le temps de construire un projet et, lorsque le président Jacques Chirac a demandé à me rencontrer peu avant ma nomination en 2001, j’ai tout de suite évoqué avec lui la nécessité de renforcer la présence du Louvre sur le territoire national et de créer un département des arts de l’Islam. C’est une collection que j’avais connue en réserve pendant de très nombreuses années. Michel Laclotte et Marthe Bernus-Taylor lui avaient finalement redonné une place au Louvre, mais dans des espaces insuffisants. Tout cela a abouti à la magnifique réalisation dans la cour Lefuel, due à Rudy Ricciotti et Mario Bellini. Il me semblait essentiel de présenter la richesse de cette civilisation plurielle, allant de l’Espagne aux frontières de l’Inde moghole, au cœur du Louvre, car l’Islam irrigue constamment l’art occidental exposé au musée. C’était quelques mois avant le 11-Septembre, et les événements ont rendu cette exigence d’autant plus urgente. Il était de notre devoir de montrer la face lumineuse de l’Islam.
Vous êtes à l’origine de la création de deux autres Louvre, le Louvre-Lens et le Louvre Abu Dhabi.
Il était capital pour moi de donner au Louvre une forte présence nationale et internationale. Le Louvre-Lens affirme ce que Jean-Antoine Chaptal nommait « la part sacrée » que le Louvre, créé par la Révolution, devait à toute la nation. Le Louvre Abu Dhabi permet quant à lui de repenser la vocation universelle du Louvre. Ces chantiers très visibles, parfois polémiques, ne doivent pas occulter tout ce que nous avons accompli en interne. La vaste entreprise de numérisation des collections a la même vocation universaliste et participe à la politique de coordination de la recherche que j’ai conduite.
L’art contemporain au Louvre était-il une évidence pour le dix-neuviémiste que vous êtes ?
Le Louvre a toujours été marqué par la présence des artistes contemporains. Au milieu du XIXe siècle, Delacroix intervient dans la galerie d’Apollon, réalisée pour le jeune Louis XIV. Des années plus tard, Georges Braque peint ses magnifiques oiseaux sur un plafond Henri II. J’ai tenu à renouveler cette politique en commandant à Anselm Kiefer, à Cy Twombly, à François Morellet des œuvres permanentes qui s’inscrivent dans le décor du palais. Marie-Laure Bernadac [chargée de l’art contemporain au Louvre] et moi avons régulièrement convié des artistes contemporains à dialoguer avec le musée et ses collections. Cela a notamment été le cas de Jan Fabre, Wim Delvoye ou Yan Pei-Ming. J’ai en outre invité chaque année une personnalité à intervenir au Louvre : Toni Morrison, Pierre Boulez, Patrice Chéreau, Umberto Eco, Bob Wilson… À mon sens, le discours autour du musée et de ses collections ne doit pas être celui des seuls historiens d’art. Il est fondamental d’entendre la voix des artistes vivants.
Après douze ans passés à la tête du Louvre, vous avez décidé, à 60 ans, de ne pas briguer un nouveau mandat. Un choix qui a beaucoup surpris et qui surprend sans doute encore…
Nous venions d’inaugurer le Louvre-Lens, et le chantier du Louvre Abu Dhabi était déjà bien avancé. J’ai senti que le moment était juste. Les institutions françaises ont besoin de sang neuf. C’était une bonne chose pour moi, et pour le Louvre. À 60 ans, il convient de remettre de l’ordre dans ses papiers, car la nuit tombe vite… Je suis revenu vers quelque chose qui touche beaucoup plus à la patience et à la recherche. J’aime ces travaux de longue haleine, que j’avais laissés de côté depuis de nombreuses années. Aujourd’hui, je songe à écrire une histoire de la période charnière entre les années 1850 et 1900 qui serait centrée sur Degas. Par ce biais, je pourrais aborder un grand pan de l’histoire de l’art et de la société artistique au XIXe siècle. Je travaille aussi sur des sujets plus généraux, comme l’icône ou le primitivisme.