Revenir au Centre Pompidou avec l’exposition « Faire son temps », c’est une manière pour l’artiste de « faire revenir des restes », comme « lorsque l’on retrouve parfois deux œufs et une carotte dans son réfrigérateur vide et qu’on les fait revenir. C’est un peu la même chose ici : j’ai fait revenir », expliquait-il le jour du vernissage. Rassemblées sur un plateau de 2 000 m2, ses pièces emblématiques sont subtilement agencées en une scénographie qui n’envisage l’assemblage des œuvres que comme volonté de n’en livrer qu’une seule. Une œuvre étirée, habitée, vivante dans sa mélancolie même. Le parcours fonctionne tel le spectacle d’une œuvre en soi, puisque les quarante pièces conversent entre elles, de la même manière que se lirait le récit d’une vie dont chaque étape est moins une rupture qu’une extension. C’est bien une seule pièce que Christian Boltanski expose, déployée entre deux panneaux « départ » et « arrivée », entre un élan et une éclipse, entre une amorce et une relance, à la façon d’une course à plusieurs entrées possibles :une course contre la montre (défaire le temps autant que le faire), une course où chaque participant invente son rythme et sa marche pour partager avec l’artiste une méditation sur notre temps, passé, présent et futur.
À la recherche de la clé
Ce que Boltanski fait revenir, au-delà de ses fantômes personnels, ce sont bien la cohérence et la continuité d’une œuvre plastique qui, en dépit de ses discrètes métamorphoses dans le temps (des images au théâtre, des objets aux mythes), dégage une vraie unité formelle, tenant probablement à la ténacité de ses propres obsessions. Des obsessions somme toute assez banales, qui renvoient à la fragilité des êtres, au hasard d’une destinée, à la consignation des traces du passé, à la volonté de savoir toujours déçue par l’opacité du réel. « Tout être humain est confronté à une porte fermée face à lui », observait-il ce matin-là, entre tristesse et allégresse, comme si sa voix semblait prise dans cette tension entre des sentiments opposés. « L’être humain cherche la clé, en vain; la bonne clé n’existe pas, précisait-il; mais cette recherche de la clé est la marque d’une vie humaine. » La clé, à laquelle invite physiquement la forme labyrinthique de l’exposition, se heurte ainsi d’emblée à l’âpreté de L’Homme qui tousse, l’un de ses premiers films, réalisé en 1969, où l’on découvre un homme assis à même le sol qui s’étrangle et vomit du sang. Mais cette clé se heurte autant, au terme du parcours, à la mélodie enchantée de clochettes accrochées à de longues tiges qui se balancent au gré du vent, filmées dans un désert chilien (Animitas, 2014). Entre chaos et douceur, déflagration et délicatesse, l’échelle des sensations s’élargit à tous les contrastes possibles, butant à chaque fois sur un même obstacle : le mystère de ce qui définit l’organisation du monde, de ses catastrophes insondables à ses beautés fugaces.
La Fétichisation du vêtement
Cet obstacle n’en reste pas moins un miracle, ne serait-ce que parce qu’il conditionne l’imaginaire poétique de l’artiste, soucieux de conjurer les secrets et les souffrances par l’usage de l’archive et de l’inventaire d’objets, par la mise en espace de réflexions métaphysiques, par l’épreuve du corps flottant parmi des visages de personnes anonymes imprimées sur des voiles suspendus (Les Regards, installation gracieuse que l’on traverse sous le regard des autres), par l’écoute du monde (d’un cœur qui bat, d’une baleine qui chante). Autant de dispositifs visuels et sonores qui visent à mettre en lumière les éclats brisés des vies minuscules.
ce que Boltanski fait revenir, au-delà de ses fantômes personnels, ce sont bien la cohérence et la continuité d’une œuvre plastique qui dégage une vraie unité formelle.
L’une des premières pièces de Christian Boltanski – toutes exposées en ouverture –, Les Habits de François C. (1971), un ensemble de vingt-quatre photographies d’habits de son neveu de 6 ans, évoquant sensiblement des tas de vêtements et d’objets confisqués aux déportés des camps de concentration, marque d’emblée sa fétichisation affective pour les vêtements comme matériaux et supports de mémoire. Son Manteau entouré de diodes électroluminescentes et de câbles noirs (1991), mais aussi l’immense amas de costumes sombres en fin de parcours (Le Terril Grand-Hornu, 2015), rappellent son exposition marquante au Grand Palais, « Monumenta : Personnes », en 2010. Cette quête de l’archive, de la sauvegarde des objets et des témoignages de tous les instants de nos vies définit une part du geste de Boltanski, dont les boîtes de biscuits sont devenues un emblème. Lui-même le reconnaissait il y a quelques années sur France Culture : « Quand on est vieux et artiste, on devient totalement son œuvre ; moi, je ressemble de plus en plus à une boîte de biscuits ! »
Troubler les vivants
D’un bout à l’autre de l’exposition, en forme d’errance parmi morts et vivants – parfois les mêmes, tant les morts, par leurs traces, semblent présents, comme le suggèrent quelques célèbres pièces : Album de photos de la famille D., 1939-1964 (1971), Réserve : les Suisses morts (1991), Les 62 Membres du Club Mickey en 1955, les photos préférées des enfants (1972), Fantômes de Varsovie (2001), Menschlich (1994), Mes morts (2002)… –, le visiteur éprouve en continu, face à ces vestiges de vies enterrées, ce trouble que l’artiste cherche à susciter. Ainsi Christian Boltanski le confie-t-il à Bernard Blistène : « L’expérience que je souhaite pour les gens qui viennent visiter chacune de mes expositions est celle-là : ne pas comprendre, mais ressentir que quelque chose a eu lieu […]. La vie étant plus touchante que l’art, il faut qu’il y ait constamment quelque chose qui trouble […]. Dans tout mon travail, comme dans la photographie, c’est la présence et l’absence. C’est toujours : “Il y a eu.”»
Cette rétrospective boucle moins un cycle d’affinités entre l’artiste et son commissaire qu’elle ne vise à en faire partager l’intensité amicale et à la mettre à l’épreuve d’une reprise. Une reprise comprise comme la réactivation d’une parole, d’un geste et de formes qui nous ont accompagnés depuis des années, et dont chaque réapparition continue à nous sembler familière, tant l’artiste s’est imposé dans le paysage de l’art contemporain depuis sa première exposition au musée d’Art moderne de Paris, en 1969, ou sa présence à la mythique documenta 5 de Harald Szeemann, à Cassel (Allemagne), en 1972. Avec « Faire son temps », Christian Boltanski parvient, sans forcer le trait et tout en finesse, à confronter une œuvre entière à l’épreuve du temps : le temps écoulé des trente dernières années, durant lequel le langage de l’artiste s’est inventé et réinventé, en restant fidèle à lui-même; le temps comme expérience sensible et tragédie intime, dont son œuvre traduit l’épaisseur de manière quasi obsessionnelle. La mémoire, les souvenirs, la perte, l’enfance qui ne cessent de nous hanter, la possibilité de conjurer le tragique de l’existence par la douceur de vivre, fut-elle triste. Rien de ce qui est humain n’est étranger à Boltanski. Par ce titre, il s’agit non pas d’entendre l’idée absurde que l’artiste n’aurait plus rien à dire et que tout serait derrière lui, mais de saisir la chaleur d’une invitation à reconnaître combien, par ses questions et son imaginaire hanté, il a façonné un temps dont son art est un témoin autant qu’une force agissante.
« Christian Boltanski. Faire son temps», 13 novembre 2019-16 mars 2020, Centre Pompidou, place Georges-Pompidou, 75004 Paris.