Comment êtes-vous parvenu au sujet de l’exposition, l’île de Malaga, sur la côte Est des États-Unis ?
J’allais effectuer une résidence à Colby College, dans le Maine, et je séjournais chez des amis dans les environs, pour sentir l’atmosphère de la région. Un jour que nous nous préparions pour sortir en bateau, un de mes amis m’a dit qu’il y avait non loin de là une île qui avait été habitée par une population inter- raciale mélangée, et qu’aujourd’hui elle était désertée. C’était devenu un mythe. Les gens dans la pièce ne savaient pas si c’était vrai ou faux : « Je crois que je sais où c’est, près de Portsmouth, Kattskill Bay... », disaient-ils. Nous spéculions, puis nous sommes sortis acheter des lobster rolls, et quelqu’un a dit que l’île était juste à côté, une jolie petite île, dont on peut faire le tour en bateau en 30 minutes à peine. Alors que nous commandions à manger, le serveur nous a dit qu’il avait des informations. Il nous a sorti un livret plastifié qui ressemblait à un menu, trois pages sur l’histoire de Malaga qu’un autre artiste, Daniel Minter, avait composées, une sorte de visite guidée de l’île.
Juste à ce moment-là, deux hommes noirs sont entrés – il n’y a quasiment pas de Noirs dans le Maine. L’un d’entre eux était Daniel Minter, dont j’avais fait la connaissance longtemps auparavant. Il a raconté qu’il essayait d’organiser des dîners-performances pour faire revenir des descendants d’anciens habitants sur l’île. Je me suis demandé qui possédait l’île, depuis combien de temps, si je pourrais la racheter, ou si plusieurs personnes de différentes races pourraient l’acheter ensemble. J’ai pensé au territoire, à l’espace, à l’économie, à tous ceux qui pourraient revenir ici poser leurs pièges à homards, pas à un geste artistique qui mettrait l’île en lumière – je pense toujours au geste institutionnel avant de penser au geste artistique...
L’image d’une blessure ouverte de l’histoire semble revenir souvent dans votre travail...
Oui. Je n’ai jamais utilisé ce terme mais je suis d’accord, dans la mesure où il y a quelque chose qui ne cicatrise pas, et que l’on peut agir sur cette blessure pour améliorer les choses. Un jour, je suis tombé et je me suis fait une blessure qui était très ouverte. On m’a emmené à l’hôpital et là, on m’a d’abord demandé mon assurance : une question d’économie, de classe. Cela allait déterminer s’ils pouvaient s’occuper de moi. Je n’avais jamais utilisé cette assurance, j’ai sorti la carte de ma poche. On m’a demandé si je voulais de la chirurgie esthétique ou des points de suture normaux. En d’autres termes, ils voulaient savoir si je voulais bénéficier de l’excellence de soins qui ne laisseraient pas de trace – oui, bien sûr. Et l’hôpital m’indiqua que mon assurance me donnait ce privilège. Cela signifiait que je payais plus que les autres. Même dans le soin, il est parfois question d’esthétique... Il y a des gens qui sont intéressés par le soin d’une blessure, dans un sens très peu poétique : vous avez détruit mon peuple, nous voulons de l’argent ; vous avez pris notre terre, nous voulons un casino ; vous avez rendu notre peuple alcoolique, nous voulons des centres de désintoxication, etc.
La notion de réparation peut apporter un soulagement, mais elle ne crée pas toujours de la poésie. L’exposition au Palais de Tokyo n’est pas seulement sur l’histoire de Malaga, c’est aussi un poème. Il y a des éléments qui n’ont rien à voir avec Malaga mais avec moi, le lyrisme, l’eau. On y voit des objets sur ce que signifie le fait d’être un peuple mixte, pas forcément aujourd’hui en particulier, mais, en général, sur ce que signifie le fait d’être fier ou gêné, d’être plus beau que votre sœur parce que vous êtes métis et qu’elle est seulement blanche, sur ce que cela signifie d’avoir plus de privilèges que votre frère parce qu’il est noir et que vous êtes blanc dans un monde qui ne vous reconnaît pas comme des frères mais en fonction de votre statut social.
Vous vous demandez souvent, et dans cette exposition en particulier, comment raconter une histoire...
Bien sûr, dans cette exposition qui, comme je vous le disais, n’est pas vraiment sur Malaga, je m’interroge sur la manière d’évoquer de grandes idées à travers des objets. Parfois, le défi du journalisme ou de l’histoire de l’art est de poser les bonnes questions sur les intentions de l’artiste. Moi, je m’entraîne à raconter des histoires. L’ histoire de Malaga touche à la fois à la question de la commémoration et à celle de la réparation, mais aussi à celle de l’intégration. Par exemple, à Liverpool, il y avait un quartier d’esclaves : cela a eu pour effet de produire une très grande diversité ethnique, avec de bons côtés comme le développement de l’amour entre les races, ainsi que de très mauvais côtés évidemment, comme à São Paulo où les Noirs sont repoussés toujours plus loin.
Comment traiter cette complexité ? Est-ce qu’une nation peut aimer autant de gens ? Dans l’exposition, j’effectue des allers-retours entre le Maine et le reste du monde, entre l’histoire écrite de Malaga et son incarnation dans la nature de l’île. Les livres que j’aime lire sont comme ça : en deux paragraphes, un bon écrivain passe de la description précise d’une fenêtre à celle de la Seconde Guerre mondiale.
Pour vous, le territoire, l’espace sont des matériaux à la fois matériels et humains.
Oui, des matériaux psychiques. On peut parler de l’espace de beaucoup de manières. Malaga n’est pas seulement une île mais un espace abstrait, un territoire idéal qui peut accueillir des peuples mixtes. Il y a aussi l’espace d’exposition du Palais de Tokyo, qui peut être très intimidant. Il faut l’investir dans toute sa vérité ; cela permet d’avoir des idées abstraites sur l’espace, qui se traduisent par une forme ou par un son. J’essaie d’exploiter ce volume généreux, pour qu’au fil de la visite on ait le temps de se poser les uns avec les autres, de ralentir, ou bien d’être curieux et alerte dans la seconde section de l’exposition, « Institut de la modernité et département de tourisme de l’île », où l’on retrouve des vitrines et des matériaux de récupération.
Les « Amalgames », ces sculptures qui ponctuent l’exposition, avec laquelle elles partagent aussi leur nom, semblent contenir à la fois formellement et conceptuellement toutes les idées que vous avez voulu développer dans ce projet.
Les « Amalgames » jouent avec l’histoire de l’art, avec les formes et les idées du primitivisme et du modernisme européen. Elles mêlent dans du ciment des débris d’architecture et beaucoup de secrets. Si on associe des religions traditionnelles africaines au modernisme européen, parfois on obtient Brancusi. À l’entrée de l’exposition, il y a un monolithe en ardoise. Sa fabrication a produit des résidus, mais que l’on ne voit plus – les principes du modernisme les ont fait disparaître. Mon esprit passe sans cesse de considérations formelles sur la sculpture à des considérations formelles historiques.
Ce monolithe est-il un monument de la mémoire ?
Je range dans la même case le monument, le modernisme et le colonialisme. Quand les Français ont pris l’île de Gorée au Sénégal, ils y ont mis des drapeaux et construit des bâtiments, puis les Anglais sont arrivés pour une vingtaine d’années, ils ont changé les fortifications. Puis c’est devenu un musée, et on se rend compte que c’est un monument sur la présence des Français. Mais j’ai aussi conscience que Jérémy, un formidable couvreur parisien, est le principal artisan de ce monument. On ne parle pas souvent de lui car il travaille pour d’autres artistes. Alors j’ai décidé de faire un post Instagram avec une photo de Jérémy où on le voit fabriquer ce toit. Cela crée une sorte d’égalité entre nous. Le monument n’est pas seulement dans l’objet mais aussi dans les gestes que l’on fait les uns envers les autres pour l’égalité.
Quand je suis arrivée sur le chantier de l’exposition, vous étiez en train d’écrire sur un tableau noir une chronologie un peu particulière.
Au début, la section de l’exposition intitulée « Institut de la modernité de l’île » devait être une grande leçon d’histoire. Finalement, il y a un mélange de dates, de faits et de mes opinions. Avec mon équipe de recherche, nous avons retracé une histoire du colonialisme français, une histoire de Malaga, une histoire de la diaspora africaine, puis des histoires de la musique et de la culture. Quand on croise toutes ces informations, il est intéressant de regarder ce qui se passe en 1664, en 1853, etc., pour voir ce que l’on pourrait appeler le « progrès ».
Il y a aussi une vidéo [non encore active avant l’ouverture de l’exposition]. Comme le mouvement et la danse, la musique y est très présente. Elle l’est aussi dans votre œuvre et dans votre vie, à travers votre groupe The Black Monks of Mississippi.
J’écris une bande-son pour chacune de mes expositions dans des musées. Ce sont des amalgames de musique et de sons. Quand on marche à Malaga, on est frappé par la manière dont les arbres et l’eau qui nous entoure, assourdissent l’atmosphère, tel un système antibruit naturel. On n’entend plus le monde extérieur. C’est très précis. On entend les craquements des branches et des pas, comme si quelqu’un avait monté le volume du son de la nature. Cela ressemble un peu à une forêt enchantée. La danse aussi, c’est important, mais ce n’est pas toujours joyeux. Parfois il y a de la peine, du chagrin, de la consolation... Tout ce qu’il me reste est de permettre à mon corps d’al- ler au bout de ce monde éternel et immatériel... Parfois, se réchauffer en se frottant les bras sur le corps [il mime le geste] ne suffit pas, et le corps génère des forces qui vont au-delà. La musique aussi permet cela.
Votre père était couvreur – ce n’est pas un hasard que vous ayez construit ce toit en ardoise à l’entrée de l’exposition. Vous-même avez une formation de potier. Vous portez une grande attention aux matériaux et aux savoir-faire artisanaux. Pouvez- vous décrire votre atelier ?
Aujourd’hui, nous sommes six. La plupart du temps, nous faisons des tables ou des chaises, nous ne travaillons pas en particulier pour un projet. Mais, de temps en temps, il faut faire une exposition. Nous nous disons alors que nous pourrions utiliser un objet ou un autre. Même si nous produisons trois fois plus que ce que nous pourrions faire normalement, nous n’avons pas vraiment la notion de l’efficacité, de la productivité, mais plutôt celle de la curiosité des matériaux. À l’heure actuelle, l’atelier est mieux qu’il n’a jamais été. Chacun comprend à la fois son rôle et mes projets. Parfois, nous voyageons. Pour ce qui concerne les matériaux, ce n’est pas une attention d’une précision digitale. On pourrait comparer ça à la différence entre l’Allemagne et le Japon. Les techniciens allemands font des lignes très droites avec du bois parce qu’ils le maîtrisent. Les artisans japonais font des maisons formidables parce qu’ils utilisent le bois pour ses qualités naturelles : c’est la volonté des hommes contre celle de la nature. Nous nous interrogeons sur la vérité des matériaux dont nous disposons, par exemple les troncs qui sont dans l’exposition. Nous ne les avons pas artificiellement aplatis. Il y a là une forme d’honnêteté et de collaboration avec les matériaux.
Dans un autre registre, avec vos projets, particulièrement les Dorchester Projects à Chicago, vous collaborez avec d’autres champs que ceux de l’art, par exemple les administrations, les institutions publiques. Une autre sorte d’amalgame...
Au Bauhaus, il y avait les maîtres artisans, qui vous enseignaient la technique, et les maîtres de la forme, qui vous enseignaient la poésie. Pour être un grand artiste, il faut tout cela : savoir rêver à ce que l’on peut faire avec de l’argent, et aussi savoir en gagner. Je ne veux pas limiter mes idées. Cela signifie explorer en permanence de nouveaux champs.
À Bâle, vous avez montré « Black Madonna », une exposition de photographies et d’objets liés à la Vierge noire. Êtes-vous un collectionneur ? Et quelle place accordez-vous à la spiritualité dans votre œuvre ?
La question principale pour moi était ma relation aux femmes noires, à travers le sujet des archives et du genre. C’était aussi une exposition au sujet de ma mère, la mère des mères. Tout ce que je fais est lié à ma mère, à mes sœurs, à mes neveux et à mon peuple. Je peux adopter une démarche minimaliste sans avoir besoin de la rhétorique de l’expressionnisme abstrait. Dans une biographie d’Agnes Martin que je suis en train de lire, on lui demande pourquoi elle fait son art et elle répond que c’est un automatisme, qu’elle trouve ça dans ses rêves. Mais à mes yeux, il y a aussi, dans son cas, la fréquentation de Robert Ryman et de John Cage, qu’elle ne reconnaît pas! Moi, je suis inséparable de tout ce qui m’a fait. Ensuite, qui est Dieu ? Y aurait-il un fils de Dieu sans mère de Dieu? Je m’intéresse au producteur de producteurs de miracles.
« Theaster Gates. Amalgam », 20 février - 12 mai 2019, Palais de Tokyo, 13, avenue du Président-Wilson, 75116 Paris.