Le monde de l’art peut aujourd’hui sembler pleinement globalisé. Du point de vue du marché de l’art, on trouve des collectionneurs importants sur tous les continents, quoique très marginalement en Afrique. Et ces collectionneurs se disputent les mêmes œuvres, émanant désormais d’artistes de toutes origines (y compris africaine dans ce cas) ; ils fréquentent les mêmes maisons de vente, les mêmes foires internationales d’art et les mêmes galeries. Du point de vue institutionnel, on assiste depuis une quinzaine d’années à une semblable globalisation : multiplication des musées et des fondations privées dans le monde entier, ouverture de succursales locales des grands musées européens et américains, circulation des conservateurs et des commissaires d’exposition sur l’ensemble du globe (quoique guère en France). Ce monde de l’art forme donc aujourd’hui une jet-set internationale, pour qui les frontières nationales n’ont plus grand sens puisqu’ils obtiennent sans difficulté des visas pour les rares pays qui les leur demandent, une communauté qui se déplace d’un événement ou d’une exposition à l’autre les jours de vernissage VIP, et se retrouve le soir pour des galas et des dîners entre soi. Les grandes institutions occidentales ont cependant tiré les conséquences de l’internationalisation de ceux qui les font vivre en ouvrant leur universalisme à quelques particularismes locaux, soit en sollicitant et en obtenant des dépôts d’œuvres par des collectionneurs des pays émergents, soit en remplaçant dans leurs accrochages, permanents ou temporaires, des œuvres exclusivement occidentales par des œuvres d’artistes de ces mêmes pays.
Une grande success-story validée par l'occident
En ce sens, on peut penser que le monde de l’art d’aujourd’hui a rem-placé son universalisme eurocentriste par un récit universel fondé sur la promotion de la diversité culturelle (dans le sens de la charte de l’Unesco, signée en 2001). Force est pourtant de constater que la situation est moins ouverte qu’elle n’y paraît. D’une part, l’ensemble de ces acteurs, artistes, marchands, collectionneurs, conservateurs et historiens de l’art ne peut participer à ce jeu global qu’à condition de s’exprimer en anglais – ou plutôt dans une version simplifiée de l’anglais –, et tous ceux qui en sont incapables sont de facto marginalisés. D’autre part, il n’existe pour l’instant aucun grand récit de l’histoire de l’art qui ne passe pas par la mise en valeur des instances de légitimation occidentales, soit dans l’histoire (le « japonisme » des impressionnistes, par exemple, pour l’art japonais ou chinois), soit dans l’actualité. Les hiérarchies n’ont été révisées qu’à la marge et, détruisant les récits locaux (avec leurs échelles de valeur à la fois symboliques et financières), les ont universellement remplacés par une grande success-story validée par l’Occident.
À cela, les universitaires et les chercheurs répliquent souvent que c’est la hiérarchisation elle-même qui fait problème et ne veulent proposer que des microrécits parcellaires. Ceux-ci pourtant ne remettent nullement la loi du marché en question, sinon, une fois encore, dans ses marges. On constate ainsi, lorsque l’on visite les foires internationales, que les artistes qui y suscitent les prix les plus élevés sont tous représentés par des galeries américaines ou plutôt new-yorkaises majeures (y compris par des galeries d’origine de l’art globalisée s’appuient sur européenne qui se sont implantées depuis longtemps sur les bords de l’Hudson). De même, tous les protagonistes d’une nouvelle histoire de l’art globalisée s’appuient sur un grand récit établi par les universités étatsuniennes dominantes, auquel ils ajoutent ici et là de petites touches. Du côté opposé, la multiplication des récits identitaires de tous ordres remet en cause la possibilité de faire dialoguer les diversités aussi bien que toute forme de hiérarchisation non fondée sur le sentiment individuel d’adhésion (qui fait que l’on ne s’intéresse qu’à l’art censé vous représenter et qui, en quelque sorte, vous concerne par principe). Elle ne propose aucune alternative véritable au récit existant, sinon la compétition de récits pensés comme une addition d’exceptions. Au moment où le monde globalisé du marché semble de mieux en mieux s’accommoder des relativismes identitaires et nationalistes, qui lui permettent même dans certains cas de prospérer, puisqu’ils entretiennent la compétition, il devient urgent de bâtir inter-nationalement une histoire de l’art non plus universelle mais connectée, faisant droit à la multiplicité des points de vue pour les intégrer, sans en aplanir les particularités. Ce doit être une tâche collective.