Durant toute sa carrière, Mohammed Chabâa (1935-2013), architecte d’intérieur de formation, aura su mener de front travail individuel et actions collectives. Diplômé de l’École des beaux-arts de Casablanca et de l’Académie des beaux-arts de Rome, il intègre en 1964 la première institution, où il anime des ateliers de décoration et d’arts graphiques. Il fonde en1968 son propre atelier d’architecture d’intérieur, Studio 400, rebaptisé en 1974 Studio Shine. Officiant un temps comme directeur de l’Institut national des beaux-arts de Tétouan (Inba), il enseigne pendant plus de vingt ans à l’École nationale d’architecture de Rabat. L’artiste Younès Rahmoun, qui fut son élève à l’Inba, se souvient d’un professeur « ayant su accueillir une nouvelle génération d’enseignants, parmi lesquels Faouzi Laatiris et Hassan Echair », et n’ayant eu de cesse de « défendre l’artisanat comme un art traditionnel à part entière ».
LA CONSCIENCE VISUELLE D’UN ARTISTE MILITANT
Les Beaux-Arts de Tétouan, école historique fondée parles Espagnols, se sont alors ouverts sur le monde extérieur, invitant à la fois de nombreux conférenciers et des maâlem (maîtres artisans). « L’engagement de Mohammed Chabâa en faveur du développement de l’art au Maroc et la situation de l’artiste est total », résume sa fille, Nadia Chabâa, qui met en avant l’importance de ses écrits théoriques et la diversité de ses interventions publiques.
Sa volonté de déhiérarchiser et de décloisonner les arts en articulant ce qu’il définissait par les « 3A » (art, artisanat, architecture) fait de Chabâa un artiste pionnier.
La rétrospective présentée à la Cultural Foundation, à Abou Dabi, « Visual Consciousness », sous la houlette de Fatima-Zahra Lakrissa, emprunte son titre à l’anthologie des écrits de Chabâa publiée en 2001, La Conscience visuelle au Maroc. L’artiste s’est forgé cette conscience au lendemain de l’indépendance du pays, au contact des autres figures tutélaires de l’École de Casablanca que sont Farid Belkahia et Mohamed Melehi. Mais ce qui le distingue de ses acolytes est d’être le seul «à avoir une formation tant pratique que théorique et technique sur l’espace en tant que tel », précise Nadia Chabâa. De ce fait résulte la multiplicité des collaborations qui jalonnent tout parcours. Avec le cabinet d’architectes que dirigent Patrice de Mazières et Abdeslam Faraoui, il réalise différentes œuvres murales, notamment à l’hôtel Les Roses du Dadès. Il est un temps le directeur artistique de la revue Souffles. « En quelques numéros, précise Morad Montazami, directeur de Zamân Books & Curating, partenaire de l’exposition, il développe un réel langage militant universel, un univers de formes modernistes adapté au message des peuples et dirigeants du tiers-monde. Il crée l’environnement visuel dans lequel les artisans du Black Power comme ceux de la révolution cubaine trouvent un langage commun. »
UN RÔLE CENTRAL OCCULTÉ
Pour autant, à l’inverse de ceux de Belkahia et de Melehi, l’apport de Chabâa reste en grande partie sous-estimé. Ses années passées en prison (1972-1973), aux côtés du poète Abdellatif Laâbi, ses prises de position citoyennes expliquent sans doute cette méconnaissance. « Il est clair, ajoute Morad Montazami, que la position adoptée par Chabâa n’était pas celle d’un carriériste ni d’un opportuniste cherchant à se vendre ou à se mettre en avant. Je pense que son caractère profond était de toutes les façons en rupture avec l’émergence d’un marché de l’art capitaliste […], qui crée des poules aux œufs d’or. »
Sans la réflexion théorique qui fut la sienne, sans doute le groupe de Casablanca n’aurait-il pas vu le jour. Sa remise en cause de la peinture de chevalet – héritage colonial s’il en est – au profit de la fresque, sa volonté de déhiérarchiser et de décloisonner les arts en articulant ce qu’il définissait par les « 3 A » (art, artisanat, architecture) font de Chabâa un artiste pionnier. « Tout au long de sa carrière, explique Fatima-Zahra Lakrissa, il multiplie les approches et les formes de discours sur l’œuvre afin de réduire ce qui sépare les arts les uns des autres (arts plastiques et littéraires, beaux-arts et arts décoratifs) et ce qui les éloigne de la vie. »
Reste que l’exposition de la Cultural Foundation fait aussi la part belle à la peinture en constante évolution de l’artiste. Chabâa sut passer sans complexe de ce que sa fille nomme « un formalisme conceptuel » à « une abstraction lyrique et gestuelle » qui, selon la commissaire de l’exposition, « peut être envisagée comme une opération de sélection et de réagencement d’éléments de son propre langage plastique ». Selon l’artiste lui-même, cette peinture plus libre et aérée marquait sa « rupture avec l’idéologie comme ciment de la création ». Avoir su accompagner la révolution plastique de l’art moderne au Maroc et avoir créé les conditions mêmes de son dépassement, tel n’est pas le fruit le moins intéressant de ce parcours hors normes.
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« Mohammed Chabâa. Visual Consciousness », jusqu’au 20 décembre 2021, Cultural Foundation, Sheikh Rashid bin Saeed al Maktoum Street, Abou Dabi, Émirats arabes unis.