LAUSANNE. L’ouverture d’un musée est une chose rare, d’autant plus lorsqu’il s’agit de deux institutions dans une même enveloppe. Les architectes portugais Aires Mateus signent là leur plus ambitieux projet à ce jour – en France, ils sont les auteurs du Centre de création contemporaine Olivier-Debré (CCCOD) à Tours. À l’occasion de la très suisse cérémonie de la « remise des clés » des bâtiments de l’ancien musée de l’Élysée, rebaptisé Photo Élysée, et du musée cantonal de Design et d’Arts appliqués (Mudac) à Lausanne, l’entrouverture des portes du chantier qui sera livré en juin est célébrée par une double exposition de Christian Marclay. Intitulée « Déballage », c’est une remarquable invitation à éprouver le lieu et l’esprit des collections qu’il abritera.
DEUX ESPACES SÉPARÉS PAR UNE FAILLE
La scène se déroule à quelques pas de la gare de Lausanne, dans une ancienne zone ferroviaire fermée aux passants jusqu’à récemment et réaménagée pour accueillir des lieux de convivialité et des espaces verts. C’est là qu’a été imaginée PLATEFORME 10, une fondation publique qui regroupe trois musées autrefois installés dans des bâtiments historiques : le musée cantonal des Beaux-Arts (MCBA), inauguré il y a deux ans dans un bâtiment de Fabrizio Barozzi et Alberto Veiga, Photo Élysée et le Mudac. Le modèle, original, n’a guère de point de comparaison. Comme le raconte Patrick Gyger, directeur général de PLATEFORME 10 : « Ce ne sont pas seulement trois institutions qui déménagent, mais ce sont des lieux qui se réinventent en gardant leur identité. Et elles renouvellent largement le quartier autour d’elles. » Le défi sera en effet pour ces institutions de faire œuvre commune, avec leurs identités distinctes. Les départs à la retraite de Chantal Prod’Hom, directrice du Mudac, et de Bernard Fibicher, directeur du MCBA, ainsi que la toute récente nomination de Tatyana Franck, directrice de Photo Élysée, à la tête du French Institute Alliance Française à New York, conduiront à un large renouvellement de l’état-major de PLATEFORME 10 dans les mois à venir.
En attendant cette nouvelle ère, le projet des frères Aires Mateus offre une architecture très lisible : « Nous avons imaginé deux espaces qui lévitent l’un sur l’autre, entre lesquels nous avons fait pénétrer l’espace public », explique Manuel Aires Mateus. De l’extérieur, le monumental cube de béton blanc est creusé d’une faille en verre qui laisse passer la lumière et distingue les musées aux contraintes différentes. Dans le vaste hall, une voûte facettée repose sur trois points d’appui « à peine » visibles, un principe de suggestion que les frères Aires Mateus affectionnent. Les escaliers aux perspectives piranésiennes sont particulièrement réussis, les architectes évoquent même des sculptures. Une très discrète faille sépare, par exemple, deux fragments de l’escalier qui descend vers le niveau inférieur, l’un posé au sol et l’autre suspendu.
En bas, le musée de l’Élysée bénéficie d’une lumière naturelle douce, apportée par des cours anglaises.Un espace permanent sera consacré à la collection de photographie du musée, ce qui n’était pas possible auparavant. Sa scénographie, faite de cimaises mobiles, a été confiée auStudio Adrien Gardère. Les équipes curatoriales ont retenu soixante thématiques, qui seront modulées selon un principe de jeu des sept familles. Les ateliers de recherche et de restauration ainsi que les bureaux, installés dans un bâtiment secondaire en L, entourent l’édifice principal. Des jeux de transparence entre ces différentes salles ouvrent des perspectives de l’un à l’autre et vers l’extérieur, notamment aussi entre les bureaux et le hall. « Nous voulons offrir aux visiteurs une véritable école du regard avec toutes les dimensions de ce musée de demain », dit Tatyana Franck.
Quant au Mudac, il occupe toute la partie supérieure, un espace entièrement ouvert et modulable, à l’exception d’une salle de médiation, isolée comme un cube sur le plateau. Contrairement à Photo Élysée, la lumière entre à la fois par le plafond et par une fenêtre donnant sur la voie ferrée et le paysage, qui était pour Chantal Prod’Hom une nécessité fondamentale : « Nous avions besoin de montrer les objets de la collection le plus librement possible. Mais être en prise avec le monde, avec les montagnes et les variations de la météo, c’est également très important. »
CONFRONTATIONS INATTENDUES ET CONCERT SILENCIEUX
En attendant leur inauguration, comment donner à voir l’esprit de ces musées en l’absence des objets qui les constituent ? Par les images bien sûr… Comme l’ont déjà fait notamment, chacun différemment, Alexandre Périgot en 2020 au Mucem (Marseille) et, dans une version plus imaginaire, Georges DidiHuberman (avec Arno Gisinger) en 2014 au Palais de Tokyo (Paris). Sur une invitation de Photo Élysée, Christian Marclay réalise ici une œuvre très singulière. Par sa double exposition, l’une pour Photo Élysée, faite de projections sur toute la surface des murs, l’autre pour le Mudac, qui consiste en une mer d’écrans posés à même le sol, il invite d’abord à mieux voir les lieux. Et, par son choix subjectif des images projetées, il donne à sentir l’esprit des deux collections. « Je crois fortement au principe de l’aléatoire, qui imprègne tout mon travail depuis longtemps. Cela me vient de John Cage et de Marcel Duchamp. Je travaille à partir d’objets trouvés et je laisse le public faire son chemin », raconte-t-il.
À Photo Élysée, qui a commencé la numérisation de ses photographies dès les années 1990, Tatyana Franck lui a donné accès à 50 000 images. Christian Marclay en a extrait cinquante boucles construites selon des thématiques variées : corps allongés, architectures intérieures, danses, guerre, escaliers, portraits avec une main, animaux, vues d’atelier… Elles sont projetées dans des formats et selon des durées variables, parfois superposées. Tout le matériel de projection est élégamment visible au centre de l’espace. Il n’y a pas de logique, aucun didactisme, seulement un certain ordre dans le désordre, et beaucoup de confrontations inattendues. Paradoxalement, ces images numériques révèlent aussi la matérialité de la collection : « Je crois que les photographies sont des objets », dit-il encore.
On a l’impression, au Mudac, de se trouver sur des îles entourées d’images. Sur chacun des écrans, des objets se succèdent par ensembles : des bagues, des vases, mais aussi des papiers d’orange, des vitres de flipper, des baguettes de chef d’orchestre, des botte-culs (ces petits tabourets que l’on se fixait à la taille pour traire les vaches). L’esprit et l’humour qui habitent cette jeune collection transparaissent généreusement de ce paysage horizontal. Une rythmique nerveuse émane du défilement des images, comme un grand concert silencieux, qui invite aussi à lever les yeux : « Les scintillements éclairent le plafond comme les reflets de l’eau d’une piscine », remarque Christian Marclay. On pense au portrait d’André Malraux dans son bureau, entouré de photographies posées sur le sol. Et l’on se rend compte que ces deux musées imaginaires sont en train de devenir des réalités.
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Christian Marclay, « Déballage », 6-7 novembre 2021, Photo Élysée et Mudac, PLATEFORME 10, 17, place de la Gare, 1003 Lausanne, Suisse, plateforme10.ch