Au printemps 2022, pour le trentième anniversaire de l’Homme de Bessines, une trentaine de ces petits hommes verts que Fabrice Hyber considère comme des avatars de lui-même ont passé quelques mois dans le bassin du jardin des Tuileries, à Paris. Uniformément fluorescents, de la couleur des jeunes pousses, ils crachent de l’eau par tous leurs orifices et ont inscrit, tôt dans le parcours de l’artiste et au cœur de ses recherches, un intérêt marqué pour les passages entre art et nature ou les relations au sein du vivant. « C’est pour cela, explique-t-il à Bruce Albert, que depuis le début, je crée des petits hommes verts, des personnages capables de garder cette possibilité de partage, de nature en train de se faire, de fabrication et de protection d’un monde, de sa “plurimultiplicité”. » C’est aussi pour cela que, depuis ces mêmes années 1990, il travaille plusieurs dizaines d’hectares de terre en Vendée, là où ses parents élevaient des moutons, et qu’il y sème des arbres pour faire pousser une forêt, comme une barrière contre l’agriculture intensive. Cette forêt se nomme la Vallée et donne son titre à l’exposition présentée aujourd’hui à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, à Paris. L’idée de montrer presque exclusivement la peinture de l’artiste est née en 2019, lors de l’exposition «Nous les Arbres» à laquelle il avait participé, avec notamment un Paysage biographique de 2013.
Et si la peinture constitue peut-être la part la moins connue du travail de Fabrice Hyber, elle n’en présente pas moins sa pensée dans ses multiples ramifications comme dans sa cohérence profonde, l’impression d’œuvre-tout s’imposant souvent au fil du parcours, particulièrement dans les plus grands formats qui se déploient telles des frises ou encore des coupes, mais aussi des vues panoramiques. « Je peins lorsque c’est nécessaire, explique-t-il dans le catalogue. Mes tableaux décrivent un monde jamais fini, en transformation permanente, qui absorbe tout, comme dans une vallée. La Vallée est un lieu où tout converge. Les érosions façonnent, charrient des résidus formant un paysage que l’on retrouve dans mes tableaux. »
TABLEAUX DE CLASSE
Une soixantaine de toiles sont rassemblées à Paris. La plus ancienne date de la fin des années 1980, et une quinzaine d’entre elles ont été réalisées spécialement pour l’exposition, ce qui, au vu des formats, dénote un rythme de production soutenu – comme le confirme le site Internet de l’artiste, qui recense à ce jour plus de 1 200 tableaux. La plupart associent des dessins et annotations au fusain tenant du carnet de notes, des collages de feuilles dessinées ou imprimées, des nappes de couleurs plus ou moins fluides qui, elles, suggèrent le paysage, entre réalisme, voire sensualité, et schématisme signalétique, enfin des couches de résine qui rendent les papiers transparents et donnent aux surfaces un aspect humide, coulant parfois. « J’ai toujours considéré que mes peintures étaient comme des tableaux de classe, explique-t-il, ceux sur lesquels nous avons appris à décortiquer nos savoirs par l’intermédiaire d’enseignants ou de chercheurs. On y propose d’autres mondes, des projets possibles ou impossibles. » De là le choix, pour l’exposition, d’appuyer cette lecture en « install[ant] des œuvres à la place de tableaux d’une possible école », de cloisonner l’espace en dix-huit salles de classe dédiées chacune à une thématique, où les visiteurs peuvent s’asseoir aux tables et aux chaises habituelles, face au tableau, pour suivre des cours donnés par des médiateurs sur des sujets variés (« Histoire des drapeaux » ou «Qu’est-ce qu’un arbre ? ») ou encore visionner, via des QR codes, de brèves vidéos explicatives enregistrées par l’artiste. « Un tableau, déclare-t-il, me fait apprendre et je transmets. Depuis toujours, je commence par écrire et dessiner pour comprendre, trouver les origines, trouver des solutions, comme dans un laboratoire de recherche ou à l’école. » En décrivant ainsi le processus de création et en qualifiant le tableau de « concentré de réflexions en deux dimensions», Fabrice Hyber s’inscrit autant dans la famille des artistes passeurs ou pédagogues – on pense aux tableaux noirs utilisés par Joseph Beuys pour ses actions publiques, eux-mêmes inspirés de ceux de Rudolf Steiner – que dans celle des absorbeurs de leur environnement, tel Jean-Michel Basquiat recopiant à même la toile toutes sortes de listes, inscriptions ou encore schémas, comme pour les assimiler. Et l’on ne s’étonne pas de la référence à la digestion comme action de partage et de cohésion, d’autant que le corps est très présent, dans ses mutations possibles et dans tout ce qui peut le relier au monde, à la manière des représentations médiévales de l’homme zodiacal où l’analogie entre le corps humain et le cosmos est posée visuellement.
UNE EXPOSITION OÙ VAGABONDER
Rapidement, l’on se trouve pris dans le mouvement de la pensée qui se déploie sur les toiles et l’on renonce à suivre les expériences, raisonnements, démonstrations, hypothèses, extrapolations ou spéculations dans leurs moindres détails ou de bout en bout. L’on préfère percevoir l’organisation d’ensemble et les masses, les circulations et les cycles qui les animent, suivre les ramifications d’un mot plus visible ou évocateur que les autres, auquel l’esprit s’accroche, et, surtout, s’immerger dans les paysages chromatiques et y tracer toutes sortes de cheminements, souvent par bonds. L’attention est flottante et l’imagination prompte à vagabonder, d’autant que l’artiste nous y invite en affirmant « [semer] des graines de pensée visible » qui « font leur chemin et […] poussent », et qu’il est bien conscient que « tout est possible dans un tableau ; et [que] plus il est agréable, plus on le regarde ». Quel plaisir de passer d’une salle à l’autre à travers les formes simples et colorées découpées dans les murs, de voir ainsi l’espace se reconfigurer à mesure que le corps se confronte à la géométrie et la transforme en retour. L’apprentissage par le jeu s’éprouve alors en acte, ainsi que l’exercice du regard tel que la peinture peut contribuer à l’informer. « Regarder un tableau, constate Fabrice Hyber, c’est apprendre à regarder puis à changer de point de vue, vite, apprendre un mouvement, un geste, un comportement qui va nous sauver ; le temps de vivre, plusieurs fois, souvent. Apprendre à détecter une nouvelle onde, la devancer, voir venir, avec élégance ou sans gêne. Un tableau est un moyen d’apprendre autrement, de rendre visible l’invisible. Un tableau n’est pas seulement décoratif; il contient le pouvoir d’être recyclé, il montre un comportement. Les tableaux sont de tous genres, secs ou mouillés, éphémères ou permanents. »
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« Fabrice Hyber. La Vallée », 8 décembre 2022-30 avril 2023, Fondation Cartier pour l'art contemporain, 261, boulevard Raspail, 75014 Paris.