Au fil du temps, elle a été appelée (à tort) la jeune Italienne, aimablement qualifiée de « joufflue » puis de « servante bourguignonne ». Dans la vente du 6 juin 2023, le catalogue la présente simplement comme La Bourguignonne. La voilà presque ennoblie, cette fille du peuple un peu rustique et rougissante que Modigliani, par la grâce de son pinceau, avait déjà magnifiée. La voilà maintenant prête à passer à la postérité en affrontant pour la première fois le feu des enchères.
« Modigliani a peint soit des gens qui étaient autour de lui, comme le poète Max Jacob [un portrait de lui au crayon estimé 150 000 à 200 000 euros est proposé dans la même vacation avec une provenance différente, ndlr]. Soit des anonymes, comme cette servante dont on retrouve le portrait, plus grand et en trois-quarts, au Minneapolis Institute of Art aux États-Unis », explique l’experte Élisabeth Maréchaux Laurentin en nous présentant l’œuvre à Drouot. La toile a été datée de 1918, année de son achat par le collectionneur Roger Dutilleul auprès du marchand Léopold Zborowski. Une radiographie de la peinture révèle l’esquisse d’un premier portrait, cette fois de Jeanne Hébuterne, rencontrée par Modigliani fin 1916. Ce qui laisse supposer que le portrait a été réalisé en 1917 ou en 1918. Un joli coup pour Drouot et pour le commissaire-priseur Alexandre Giquello, qui met en vente l’œuvre grâce à ses liens anciens avec la famille du vendeur. L’œuvre bénéficie d'un certificat de 2001 du spécialiste Marc Restellini pour le Wildenstein Institute notifiant « notre intention d'inclure » l'œuvre dans le catalogue raisonné. Depuis, le Wildenstein Plattner Institute n'est plus en charge du catalogue.
Élément précieux pour les acheteurs potentiels : l’œuvre a été conservée dans la même famille depuis 1918 ! En effet, elle est restée en possession, jusqu’à sa mort en 1956, de Roger Dutilleul. Ce collectionneur majeur de Modigliani a fini par réunir une trentaine de tableaux et vingt et un dessins de l’artiste italien. Puis, la toile est passée entre les mains de son neveu, Jean Masurel. Ce dernier s’est éteint en 1991. En 1979, cet industriel du textile établi près de Lille, dans le Nord, avait consenti avec son épouse une importante donation d’œuvres – signées entre autres Braque, Picasso… et Modigliani – en partie héritées de son oncle Roger Dutilleul, collection qu’il avait lui-même poursuivie. Celle-ci est conservée aujourd’hui au LaM – Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut.
Bien connue, l’œuvre, estimée de 6 à 8 millions d’euros, a bénéficié d’une longue liste d’expositions et de prêts. Les étiquettes collées au dos de la toile, sur le châssis que nous avons pu examiner, mentionnent le nom et l’adresse de Dutilleul. Mais aussi celle de la galerie Claude à Paris en 1945, ainsi que du transporteur Yamamoto pour une exposition au Japon. Enfin, une autre étiquette porte le nom du neveu de Jean Masurel, héritier de la peinture.
Bien sûr, ce n’est ni un nu ni un personnage en pied, plus prisés par le marché de Modigliani, mais le regard féminin si typique de l’artiste fait mouche. Quel en sera l’acheteur ? Les musées français sont déjà plutôt bien fournis. L’Asie, et ses nombreux musées en train d’éclore ? Ou même les pays du Golfe, qui sont intéressés par les grands noms ? La « Bourguignonne » est plutôt sage et comme il faut, digne et habillée… Vendue en importation temporaire de Suisse, donc hors de la France et de l’Union européenne, elle n’a pas besoin d’un passeport d’exportation pour partir au bout du monde…