Après le Portugal et l’Italie, c’est au tour de l’Angleterre d’être mise à l’honneur dans les espaces de la Collection Al Thani à l’Hôtel de la Marine, à Paris. Grâce aux rapports privilégiés entretenus par Amin Jaffer, directeur de la collection, avec le Victoria and Albert Museum où il fut conservateur, une exposition révèle aux visiteurs de l’ancien Garde-Meuble de la couronne une sélection raffinée de chefs-d’œuvre prêtés par le musée londonien. Alors que l’exposition « Normands, migrants, conquérants, innovateurs » bat son plein au musée des Beaux-Arts de Rouen, celle qui s’ouvre cette semaine place de la Concorde achève de nous persuader des liens étroits qui unissaient les deux voisins au Moyen-Âge. Chaque objet témoigne, par-delà ce duo turbulent, du foisonnement des échanges qui relient l’Europe au monde, non sans rencontrer ici ou là quelques résistances frappantes d’actualités.
À la faveur des conquêtes et nœuds dynastiques, qui permettent aux Plantagenêts d’étendre leur influence jusqu’en Terre sainte, une culture commune émerge peu à peu, donnant encore du fil à retordre aux historiens de l’art qui s’attachent à étudier ces productions métisses. À notre époque, tellement persuadée d’avoir inventé la mondialisation, il est fascinant d’observer le statut souvent incertain des objets exposés. Nombreux sont ceux qui pourraient provenir d’Angleterre ou de France, d’Angleterre ou de Norvège, ou d’Islande, ou d’Allemagne, ou des Pays-Bas… Loin de brouiller la compréhension des œuvres, c’est précisément ce flou qui fait la richesse et l’originalité de l’exposition. Ces incertitudes rappellent que de telles connexions favorisent moins l’uniformisation que le perfectionnement des savoir-faire partagés, la circulation des artistes, l’engagement des mécènes et la métamorphose des matériaux.
Les commissaires Emma Edwards (commissaire associée au Victoria and Albert Museum) et James Robinson (directeur du département des arts décoratifs et de la sculpture) ont tenté de restituer cette symphonie chatoyante que dirigeait l’Angleterre médiévale. Des étoffes de soie venues d’Iran ou d’Italie sont constellées de broderies pour devenir de somptueuses chasubles ; une aiguière en porphyre antique reçoit une précieuse monture en vermeil ; un Christ en ivoire de morse est monté sur une splendide croix d’or ottonienne. Cette hybridation gagne les bâtiments même, bâtis outre-Manche grâce à la tendre pierre de Caen, ocre pâle, importée de Normandie après le débarquement de Guillaume le Conquérant. En retour, les Anglais ne manquent pas de trésors à écouler : leurs chapes en opus anglicanum s’arrachent jusqu’à Rome, leurs albâtres finement sculptés ornent les autels du continent tout entier, et leurs émaux chamarrés obtiennent du pape l’autorisation expresse de parer reliquaires et autres vases sacrés.
Devant la grande châsse de saint Thomas Becket, dont l’assassinat finement ciselé se détache sur un fond bleu lapis, ou le fabuleux Ciboire de Balfour, tous deux exceptionnellement présentés à Paris, on saisit immédiatement quel enthousiasme ces créations ont pu susciter, de l’abbé Suger de Saint-Denis aux collectionneurs du XIXe siècle. Car l’histoire de ces objets est aussi celle de la lutte formidable pour leur acquisition, encourageant un certain Louis Marcy à profiter de cet engouement pour vendre quelques faux – plus beaux que les vrais – à la crème des musées européens, Victoria and Albert Museum compris ! Nonobstant cette savoureuse supercherie, les conservateurs britanniques ont été plutôt bien inspirés en rachetant sur le marché parisien bouleversé par les aléas politiques certaines pièces considérées aujourd’hui comme les fleurons de leurs collections. Ainsi, tous les efforts du jeune musée de Cluny n’ont pas suffi à retenir en France l’extraordinaire collection du prince Soltykoff (1806-1859) et son Chandelier de Gloucester, sur lequel Londres avait jeté son dévolu. Chef-d’œuvre absolu d’orfèvrerie romane, déjà considéré par les Anglais comme une sorte de trésor national, cette pièce avait pourtant été offerte dès le premier quart du XIIe siècle à la cathédrale du Mans, circulant d’une église à l’autre comme tant d’autres merveilles intrinsèquement voyageuses.
Facétieux, les commissaires de l’exposition semblent avoir mis un point d’honneur à montrer au public français quelques-uns des objets les plus précieux dont leurs ancêtres ont su nous délester, telle une mitre-relique du XIIIe siècle couverte de rinceaux d’argent, très généreusement offerte à Westminster par l’archevêque de Sens en 1842, hélas avant que la séparation de l’Église et de l’État ne pût l’en empêcher.
Pour nous consoler, ils nous assurent, preuves à l’appui, que la Réforme a autant détruit chez eux que la Révolution chez nous, et qu’il fut un temps béni où c’était aux Anglais d’apprendre le français s’ils voulaient parler le langage de la cour, et la langue de l’amour… Une minuscule broche appartenant à un tout jeune aristocrate en atteste : n’y est-il pas gravé « ABCD est ma leçon » (sic) ? Nous sommes quittes.
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« Trésors médiévaux du Victoria and Albert Museum, quand les Anglais parlaient français », jusqu’au 22 octobre 2023, Collection Al Thani, Hôtel de la Marine, 2 place de la Concorde, 75008 Paris