Si l’on connaît Moï Ver (1904-1955), le photographe moderniste, auteur de l’ouvrage Paris publié en 1931, l’on connaît moins Moshe Vorobeichic, le jeune étudiant au Bauhaus, ou encore Moshe Raviv, le peintre actif en Israël à partir des années 1950. Il s’agit pourtant du même artiste. Figure aussi riche que singulière, tantôt photographe, peintre, graphiste ou aquarelliste, le Lituanien forme aux yeux des conservateurs du Centre Pompidou le « chaînon manquant du modernisme ».
Longtemps restée dans l’ombre, l’œuvre de Moï Ver a progressivement refait surface grâce aux recherches passionnées de quelques collectionneurs; parmi eux, Ann et Jürgen Wilde sont à l’origine de la redécouverte de l’artiste dans les années 1960. Ce dernier reste néanmoins un grand absent des collections publiques. L’acquisition en 2020 de la maquette photographique du livre ci-contre. 110 photos de moï Wer par le Centre Pompidou fait figure d’exception. C’est l’entrée dans les collections nationales de ce chef-d’œuvre de la photographie moderne, à l’intérêt patrimonial majeur, qui a donné l’impulsion à cette exposition, soutenue par les prêts généreux des archives familiales de Moï Ver à Tel-Aviv.
L’exposition « Moï Ver », fruit des recherches de ses deux commissaires Karolina Ziebinska-Lewandowska et Julie Jones, retrace la trajectoire d’un artiste aux multiples vies et aux multiples noms. À travers un parcours chronologique et thématique, elle met l’accent sur son œuvre photographique, nous éclairant autant sur son regard expérimental et humaniste que sur les tribulations des communautés juives depuis l’Europe jusqu’au futur État d’Israël.
DE LA MODERNITÉ PHOTOGRAPHIQUE
Moshe Vorobeichic grandit en Lituanie, à Vilnius, bercé par le yiddish et l’hébreu, avant de rejoindre le Bauhaus à Dessau. Le jeune artiste étudie en Allemagne auprès des plus grands : Vassily Kandinsky, Paul Klee, László Moholy-Nagy et Josef Albers. Il réalise à cette époque son premier projet photographique, manifestant un certain intérêt pour la figure humaine, dont il ne se défera plus. Son objectif, tourné vers le quartier juif historique de Vilnius, célèbre la richesse de la culture hébraïque tout en soulignant la pauvreté de sa communauté. La série de clichés se démarque à l’époque par son traitement moderniste. Le photographe joue sur les plongées et les contre-plongées autant que sur les découpages et les montages. L’ensemble est remarqué par un éditeur suisse et publié en 1931 – sous le titre The Ghetto Lane in Wilna –, la même année que Paris. 80 photographies de Moï Ver, l’ouvrage qui fera sa renommée et dans lequel l’artiste donne plus encore libre cours à son goût pour les expérimentations visuelles.
Durant ses quelques années parisiennes, de 1929 à 1933, celui qui répond désormais au nom de Moï Ver est pris dans l’effervescence de l’avant-garde. Sa publication Paris le place aux côtés d’autres icônes de la modernité photographique telles que Germaine Krull, Brassaï et André Kertész. L’accrochage donne à voir de nombreux inédits de cette période, issus de collections privées. Une surimpression des lignes du tramway sur les pavés parisiens évoque la modernité en ébullition d’un Dziga Vertov, témoignant du regard expérimental de Moï Ver sur la société
autant que de sa grande maîtrise du photomontage.
Présentée ici dans son intégralité, la maquette de CI-CONTRE, autre grand projet d’édition de Moï Ver que le contexte historique des années 1930 fait malheureusement échouer, constitue le clou de cette exposition. Une centaine de clichés se déploie sur quarante-trois planches. Dans un rythme moins frénétique que celui adopté pour l’ouvrage Paris, le photographe joue sur les oppositions pour magnifier matières et formes. Des feuilles de laitue répondent à un ciel nuageux, tandis que les courbes de la roche font écho aux jambes féminines. Le tout forme un superbe poème visuel mêlant le surréalisme français au constructivisme du Bauhaus.
Pour Florian Ebner, cette œuvre cristallise non seulement toutes les influences de Moï Ver, mais elle est aussi l’union de « l’ensemble des perspectives de la photographie d’avant-garde de cette période ». Le chef du cabinet de la photographie du musée national d’Art moderne se félicite de cette acquisition : « CI-CONTRE était pour nous la dernière grande pièce de photographie moderniste disponible dans une collection privée. Profondément européenne, conçue à Paris, c’est une œuvre majeure, digne de cette collection. »
UNE ŒUVRE ENGAGÉE
Les dernières salles de l’exposition sont consacrées à l’engagement croissant de Moï Ver pour la représentation des communautés juives. Entre 1929 et 1937, il voyage fréquemment en Pologne et rassemble plus de 1500 négatifs documentant la vie quotidienne des juifs polonais. Un corpus exceptionnel au vu de la disparition d’une grande partie de l’iconographie des juifs d’Europe de l’Est lors de la Seconde Guerre mondiale. Est également exposé un reportage photographique d’une ampleur inédite sur les kibboutzim, ces classes préparatoires destinées à former la jeunesse juive projetant de s’installer en Palestine.
Moï Ver lui-même s’y installe en 1934. Il plaque à nouveau son regard moderniste sur des sujets traditionnels avant de mettre son art au service de la propagande des organisations sionistes préétatiques visant à encourager l’immigration juive. Ses talents de graphiste se révèlent à travers la centaine d’affiches qu’il réalise. Sa photographie devient, quant à elle, moins personnelle au profit d’une mise en valeur des sujets de prédilection de l’imagerie officielle : une femme ouvrière regardant au loin ou un jeune pionnier participant à la construction de nouvelles infrastructures. Sans que l’artiste ne se soit personnellement exprimé sur ce conflit, l’absence des populations arabes de cette iconographie est révélatrice des tensions qui agitent le territoire lors de la période de construction de l’État d’Israël.
Fascinante restitution de l’œuvre de Moï Ver, cette exposition se clôt sur quelques peintures, un médium auquel l’artiste se consacrera pen-plus de quarante ans, jusqu’à en oublier la photographie – sa carrière de photographe aura duré deux décennies. Assez de temps, remarque Julie Jones, pour que son œuvre incarne à elle seule toute la modernité artistique : « Que ce soit dans le cinéma, l’édition, la photographie, la peinture, le graphisme, auxquels il ajoute sa touche personnelle… c’est comme si Moï Ver, bien qu’encore jeune, avait tout compris des avant-gardes. C’est assez rare dans l’histoire de la photographie. »
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« Moï Ver », 12 avril-28 août 2023, Centre Pompidou, place Georges-Pompidou, 75004 Paris.