« Je n’ai pas grand-chose à dire sur le fait que je me représentais. J’ai toujours pensé que c’était une chose normale pour un peintre. » On pourrait croire, sur la base de cette déclaration laconique, parue en 1944 dans le magazine Art News Annual, que son auteur, Philip Guston (1913-1980), était un artiste réfractaire aux explications. Or, dans le volume d’écrits, conférences et entretiens édité en langue originale en 2010, suivent plusieurs centaines de pages de réflexions poursuivies jusqu’à la mort de l’artiste en 1980 et tendues entre l’« impossibilité » que semble être la peinture et la « joie des possibles » qu’elle permet néanmoins ; entre la quotidienneté d’une pratique, voire son évidence et l’énigme autour de laquelle elle ne cesse de tourner.
La critique d’art Dore Ashton (1928-2017), qui fut l’une des interlocutrices de l’artiste, rappelle en introduction que cette énigme signifie étymologiquement « parler sombrement ». Car là est la singularité, parmi l’abondante production des écrits d’artistes, de ceux de Philip Guston, qu’ils ont été, pour la majeure partie, dits, suscités par l’échange – les entretiens et conversations – ou destinés à un public dans le cadre de conférences ou de tables rondes.
L’IMPORTANCE DU LANGAGE
C’est Clark Coolidge, écrivain, poète et ami de longue date du peintre, qui les a rassemblés en volume, accordant un grand soin à la restitution tant de l’oralité de cette pensée qui se parle que de l’importance qu’y tient tout naturellement le langage : « Philip Guston, lit-on dans la préface, était un parleur, souvent élaboré, les mots étant cruciaux pour lui » ; il était aussi « le dernier à arrêter la conversation ».
Une conversation qui se poursuit jusqu’à nous, grâce à l’« immersion [de Clark Coolidge] dans de nombreuses heures supplémentaires de sa voix ». Ce faisant, Clark Coolidge prolonge cette discussion qui a produit aussi bien des poèmes en réponse à une exposition (16 Poems for Philip Guston, 1974) que l’ensemble des Poem pictures, lesquels, à partir de la fin des années 1960, tissent de façon si singulière le voir et le dire, l’écriture et la peinture, dans le dialogue entre le peintre et ses amis poètes.
Il fallait alors un écrivain-traducteur, Éric Suchère, pour rendre la voix de Philip Guston intelligible au lectorat francophone et perdre le moins possible de sa langue comme de sa parole. Laquelle dit et redit l’importance de la littérature, le dialogue avec l’histoire de la peinture et l’ancrage constant dans le réel, les événements et les sensations. « Je suis devenu très absorbé par la lourdeur des choses, déclare le peintre en 1974, par la manière dont les choses pouvaient léviter et par la manière dont le vent soufflait à travers les feuilles, et par la lumière et par la manière dont les gens marchent. Je commençais à me sentir vraiment sur terre, mon poids sur la terre. »
Clark Coolidge (éd.), Philip Guston. Que peindre sinon l’énigme. Écrits, conférences et entretiens, 1944-1980, Strasbourg, L’Atelier contemporain, 2023, 632 pages, 30 euros.