Parmi les artistes qui m’intéressent beaucoup à la Collection Lambert, il y a Shilpa Gupta [née à Mumbai (Inde) en 1976]. J’ai découvert Threat (2008) à l’occasion de l’exposition personnelle de Shilpa Gupta à la galerie Yvon Lambert, à Paris, en 2009*1. Elle est de ces œuvres qui ont marqué l’histoire du lieu et qu’il est fascinant de regarder de nouveau, quinze ans après. Très affirmative, très présente dans l’espace, elle est remarquable par sa complexité sémantique. L’installation se compose de 4500 pains de savon, à l’odeur caractéristique, disposés en un gros bloc. Chacun des savons a la taille d’une brique et est frappé du mot « Threat » [menace].
On pense d’abord à la construction d’un mur; ou à sa déconstruction. Puis d’autres choses viennent à l’esprit. Threat se donne, car le spectateur peut emporter un savon, à l’image de certaines productions de Félix González-Torres. Quand celui-ci offre des bonbons, il a un geste plein d’ambiguïté. Ces bonbons évoquent les nombreux médicaments qu’il prend en raison de sa séropositivité, mais aussi le plaisir sexuel de la succion.
PENSER LA COMPLEXITÉ
Shilpa Gupta rejoue cette subtilité : une affirmation simple et en même temps complexe. Pour Threat, elle se souvient d’Irina Ratoushinskaïa [1954-2017]. Condamnée pour agitation antisoviétique dans les années 1980, la poétesse russe a continué d’écrire en prison, dans le secret. Afin d’échapper à la censure de ses geôliers, elle gravait ses poèmes sur du savon. Après les avoir mémorisés, elle les effaçait en passant la savonnette sous l’eau. Cette histoire me touche beaucoup. Cela me rappelle la poésie d’Ossip Mandelstam, interdite sous Staline, mais sauvée de l’oubli par sa femme Nadejda qui avait appris par cœur des centaines de ses vers…
Nous sommes actuellement dans une période où la menace est permanente et multiple. Nous avons traversé lapandémie de Covid-19, nous assistons à la guerre en Ukraine. Et nous vivons ce moment terrifiant
de lutte pour des frontières, de soumission d’un peuple par un autre, de brutalité, de mort. On sait que le Proche-Orient est une poudrière mondiale : la menace est là, bien présente. Sans oublier notre fragile devenir sur terre… Rapporter chez soi un savon sur lequel il est inscrit le mot « Threat » n’a rien d’anodin.
Un savon censé fondre et disparaître et qui pourtant porte une menace. Fondre comme la glace des pôles, disparaître comme l’archipel Tuvalu [en Polynésie] dont les citoyens se voient offrir ces jours-ci l’asile climatique par l’Australie. L’œuvre de Shilpa Gupta est à la fois belle et effrayante. L’installation date de 2008, mais elle reste très actuelle. Elle nous parvient avec profondeur et nous conduit à penser l’intrication des événements. Selon que l’on est occidental ou non, que l’on est homme ou femme, que l’on est touché ou pas par les problèmes climatiques, etc., le terme « menace » ne signifie pas la même chose.
Penser la complexité est la seule issue possible, je crois. Les crises sociales, identitaires et environnementales sont liées, parfois de manière indirecte, parfois de manière contradictoire. Par ailleurs, cette œuvre est appelée à entrer en contact avec la peau, à pénétrer l’intimité du spectateur. Elle introduit ces questionnements dans l’espace domestique. C’est une installation fondamentalement politique dont la puissance est d’être destinée à un usage individuel. Que fait-on de cette menace dans son intimité ? Est-ce qu’on s’en lave les mains, comme Ponce Pilate ? Si j’utilise le savon, est-ce que je fais disparaître la menace ? Le mot sous la douche s’efface peu à peu… Est-ce qu’on se lave du malheur qui vient ?
Ce sont vraiment des questions que pose l’artiste à l’individu, mais de façon non rhétorique. Sur ce point aussi, elle est proche de Félix González-Torres qui interroge implicitement le spectateur, sans univocité. Le terme « menace » n’est pas un message. Il soulève des questions et propose un engagement personnel que l’on peut refuser. L’œuvre souligne la responsabilité de chacun.
UNE ŒUVRE POÉTIQUE ET ENGAGÉE
Shilpa Gupta a souvent valorisé la place de la poésie dans une pensée politique du monde, dans une pensée résistante. Cela prend particulièrement du sens aujourd’hui. For, In Your Tongue, I Cannot Fit (2017-2018), par exemple, est une installation immersive composée de cent micros suspendus au-dessus de cent pointes en métal. Sur chacune des pointes est fichée une feuille de papier qui comprend les vers d’un poète persécuté au cours de l’histoire pour ses écrits. Chaque micro diffuse alternativement l’enregistrement de ces vers, repris en chœur par les quatre-vingt-dix-neuf autres. Un micro qui fait entendre des voix, c’est une sorte d’oxymore, un objet qui dit tout et son contraire ! L’œuvre témoigne à la fois de l’oppression et de la résistance.
On peut citer une deuxième installation (Untitled, 2009) : un portail qui claque violemment contre un mur jusqu’à le détruire. Le seuil ruine son propre environnement… C’est d’une grande force, poétique et politique. L’information est également un enjeu majeur du travail de Shilpa Gupta. Elle fait partie d’une génération de plasticiens, tels Pierre Huyghe, Philippe Parreno, Rirkrit Tiravanija ou Apichatpong Weerasethakul, qui, aux quatre coins du globe, a beaucoup interrogé la réalité et ses modes de représentation. On le voit par exemple dans sa série de photographies d’enfants à la queue leu leu (Untitled, 2008) – il y en a une dans la Collection Lambert. Sur une plage, les pieds dans l’eau, mais de profil par rapport à la mer, ces enfants se cachent les yeux ou se bouchent les oreilles les uns les autres, rendus aveugles ou sourds au monde, dans une relation bizarre à un horizon auquel ils n’ont pas accès.
On pense également à la montée des eaux qui peu à peu détruit les côtes. Qu’est-ce qui nous parvient ? Quel est le lien entre l’individu et l’information, entre l’individu et le réel ? De quoi cette réalité est-elle faite ? Or, Shilpa Gupta se confronte de plusieurs manières à cette réalité : par son œuvre, évidemment, mais aussi par l’action. À Mumbai [où elle vit et travaille], elle a réuni autour d’elle une communauté d’artistes avec laquelle elle collabore. Cette communauté est très engagée politiquement, y compris dans l’espace public. Avec elle, Shilpa Gupta a l’ambition artistique de porter une réflexion collective sur l’histoire de son pays, ses religions, ses croyances, ses traditions, ses frontières, sa surpopulation et sa violence sociale – notamment à l’égard des femmes.
*1 « Shilpa Gupta – Recent Works », 11 septembre -15 octobre 2009, galerie Yvon Lambert, Paris.