Après le Palais des Beaux-Arts (Bozar) et la Cinémathèque royale de Belgique (CINEMATEK), à Bruxelles, durant le printemps et l’été 2024, c’est au Jeu de Paume, à Paris, de célébrer cet automne la cinéaste, vidéaste et écrivaine belge Chantal Akerman (1950-2015). En parallèle, plusieurs événements lui sont consacrés : la projection de l’installation vidéo In the Mirror dans le cadre de la Biennale de Lyon (jusqu’au 5 janvier 2024) ; un hommage à la Foire Offscreen Paris (du 16 au 20 octobre 2024) ; l’édition et la réédition de plusieurs ouvrages.
TRAJECTOIRE D’UNE ÉCHAPPÉE
Intitulée « Travelling », l’exposition au Jeu de Paume embrasse toute l’œuvre de Chantal Akerman à travers sa pluralité d’écritures et de formats (dont une salle dédiée aux archives qui ont été conservées de son travail, en particulier à la Fondation Chantal Akerman, abritée par la CINEMATEK, à Bruxelles) : depuis ses quatre films d’entrée à l’INSAS (Institut supérieur des arts du spectacle), à Bruxelles, en 1967, jusqu’à ses installations vidéo des années 1995-2015, en passant par ses travaux littéraires, dont Hall de nuit (1992), Une famille à Bruxelles (1998) et Ma mère rit (2013).
Pour autant, sa trajectoire n’est pas aussi linéaire que le titre de l’exposition le laisserait supposer. Le film Pierrot le Fou (1965) de Jean-Luc Godard et l’œuvre de l’artiste vidéaste canadien Michael Snow furent deux déclencheurs déterminants : « Godard m’a donné de l’énergie, et les formalistes m’ont libérée », avoue-t-elle. Le cinéaste André Delvaux, pionnier de la modernité cinématographique en Belgique, lui permet également de réaliser son premier court métrage, Saute ma ville, à l’âge de 18 ans. Et celui-ci révèle déjà sa manière singulière d’aborder les idées de structures narrative et filmique au service d’une nouvelle représentation de soi au cinéma.
Chantal Akerman part ensuite à New York, où elle rejoint l’Anthology Film Archives fondées par Jonas Mekas. Elle côtoie ce dernier, mais aussi Stan Brakhage, Michael Snow, Andy Warhol et surtout Babette Mangolte, qui devient sa photographe associée. En 1972, elle tourne La Chambre, court métrage en forme de lent panoramique horizontal qui balaie plusieurs fois l’espace à 360 degrés, ainsi que Hôtel Monterey, suite de plans fixes précisément cadrés et de lents travellings dans les couloirs, avant que la caméra ne sorte de l’immeuble par le toit et qu’un dernier panoramique balaie l’horizon urbain. Cette figure de l’échappée devient dès lors l’un des leitmotive de son œuvre : échappée d’espaces encerclants et enfermants (la cuisine de Saute ma ville [1968] ou D’Est [1993], la studette de Je tu il elle [1974], les couloirs d’Hôtel Monterey et, bien sûr, toutes les « chambres » de sa filmographie) ; libération des normes sociales ou sexuelles (La Chambre, Je tu il elle, L’Homme à la valise [1984]) ; ou encore dépassement du récit familial (Histoires d’Amérique [1989], Là-bas [2006], No Home Movie [2015], son dernier film).
De retour en Europe, elle réalise en 1975 le chef-d’œuvre qui la fera connaître internationalement : Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, description méticuleuse et fouillée, presque en temps réel, de l’aliénation féminine. « Un film sur l’espace et le temps et sur la façon d’organiser sa vie pour n’avoir aucun temps libre, pour ne pas se laisser submerger par l’angoisse et l’obsession de la mort », en dit-elle. Mais ce n’est qu’à la fin des années 1980, à l’occasion d’Histoires d’Amérique, qu’elle aborde, à travers des témoignages de Juifs d’Europe de l’Est émigrés aux États-Unis, l’histoire de sa propre famille juive polonaise déportée à Auschwitz dont seule sa mère, Natalia, est revenue. Vingt ans après cette œuvre, elle réalise en Israël Là-bas, film faussement documentaire dans lequel se superposent tous ses thèmes de prédilection : l’exil (des autres et de soi-même), le repli sur soi, le déséquilibre mental, le temps et l’espace, les tâches ménagères en tant qu’« actes héroïques de la vie quotidienne » et l’idée même de survivance.
ENTRER DANS LE TEMPS
Un an et demi après le décès de sa mère, Chantal Akerman met fin à ses jours le 5 octobre 2015. Quelques mois avant, elle présentait à la Biennale de Venise l’installation vidéo testamentaire Now sur la guerre, la destruction et la disparition à travers des paysages désertiques filmés à toute allure. Pour autant, elle ne cesse encore et toujours de nous dire : « Regarde de tous tes yeux, regarde ! » Façon particulière de nous inclure au cœur de l’en-commun de son œuvre : « Je voudrais que le spectateur éprouve une expérience physique par le temps utilisé dans chaque plan. Faire cette expérience physique que le temps se déroule en vous, que le temps rentre en vous. »
Cyril Béghin*2, fin connaisseur de l’œuvre de la cinéaste, souligne qu’« il semble que ce qui est écrit peut aussi bien se dire, s’envoyer, se perdre, devenir un film, se projeter, se jouer, et tant d’autres possibilités encore. […] La circulation de la voix est la couture la plus forte entre l’écriture d’Akerman et son œuvre audiovisuelle ». En témoigne l’installation Selfportrait/Autobiography : A Work In Progress (1998) qui revisite sur six moniteurs des images ou des plans de certains films qui ont marqué et jalonné sa carrière, du burlesque au tragique, de l’intime aux douleurs du monde… Elle écrit dans sa note d’intention : « J’aimerais réaliser une installation à partir de l’idée de l’autobiographie- autoportrait […]. Idée tant travaillée […] dans la photographie, moins au cinéma, encore moins je crois à travers l’installation. Pourtant l’installation, avec souvent une multiplication d’images et de sons pris dans un même lieu et dans un même temps, dans une sorte de “concussion” de l’espace-temps avec toutes ces résonances ou ces accrochages qui s’opèrent, me semble être une forme à la fois terriblement adéquate et excitante pour explorer une fois de plus l’autoportrait - autobiographie. On se retrouve alors pris dans une telle multiplication de sens possibles qu’on n’est plus certain de rien. De là, à la fois trouble et jouissance, tangage, sol qui se dérobe, et ce sol qui se dérobe sous nous ne nous fait-il pas toucher du doigt la notion d’autobiographie elle-même ? »
Il y a vingt ans exactement, le Jeu de Paume s’inaugurait sur une exposition intitulée « L’Éblouissement », dont Régis Durand était le commissaire général. Elle tentait de redéfinir les arts de l’image à partir d’une brûlure fondatrice du regard par le rayon lumineux du réel. À l’instar d’un papillon qui volette autour d’une flamme, Chantal Akerman n’a cessé de s’approcher et de s’éloigner de cet éblouissement/aveuglement des images et du réel. Son œuvre audacieuse, engagée et radicale en garde une beauté irradiante que le Jeu de Paume nous permet d’expérimenter.
*1 L’intégrale des œuvres cinématographiques de Chantal Akerman est disponible en 3 coffrets chez Capricci.
*2 Cyril Béghin (éd.), Chantal Akerman. Œuvre écrite et parlée 1968-2015, Paris, L’Arachnéen, 2024, 3 volumes, 1 584 pages, 69 euros.
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« Chantal Akerman. Travelling », 28 septembre 2024-19 janvier 2025, Jeu de Paume, 1, place de la Concorde, jardin des Tuileries (côté rue de Rivoli), 75001 Paris.