« Je ne m’ennuie jamais… » : le titre est d’une banalité bien choisie pour coiffer une exposition très intense dans les vastes espaces du BPS22 à Charleroi. Bien que les œuvres exposées couvrent près de quatre décennies d’activité, il s’agit moins d’une rétrospective que de remettre en jeu et en interaction quelques installations historiques de l’artiste avec des œuvres dessinées ou peintes anciennes ou récentes. Jurassic Pork, dans sa nouvelle version, fait le lien entre différentes époques du travail. Cet animal aux yeux en lampe torche a quitté la grotte enfumée peuplée de dianes chasseresses et d’images de rêve où nous l’avions laissé il y a près de vingt ans. Il agite désormais ses ailes noires au-dessus d’un cercle de trente palettes de livraison. Sur celles-ci sont posés des posters agrandis de ses dessins d’humour à la disposition des visiteurs. Dans ces œuvres que l’artiste publie à jet quotidien sur son compte Instagram et qu’il réunit parfois dans ses expositions (un large ensemble de dessins encadrés est également visible), il est beaucoup question de la figure de l’artiste et de pas mal de motifs d’énervement ou d’indignations. Surmoi ou Big Brother, la figure de Jurassic Pork vieillit bien et trouve aisément sa place dans l’actualité du moment. Il en va de même pour ce chat torse nu armé d’un pistolet qui s’apprête à « faire une grosse bêtise », ou pour ce gentil martien vert qui devant un mur très psychédélique s’apprête à regoûter au burger qu’il appelle par un autre nom.
Si l’on s’en tient à la chronologie, les choses commencent avec La Grosse Tête. Cette œuvre en volume de 1987 figure une tête énorme portée par un long cou et un petit corps. Ses traits sont à peine marqués, comme une apparition, et on la dirait gonflée à l’hélium. Le corps est retenu à l’intérieur d’un cylindre de plexiglas. Si elle pouvait parler, cette tête nous dirait qu’elle n’est pas une sculpture mais juste un dessin lancé dans l’espace. L’idée du dessin ou le dessin comme idée, c’est une position plutôt unique. Mais c’est avec Professeur Suicide, quelques années plus tard, que l’artiste livre un chef-d’œuvre d’émerveillement grave. Lointainement inspiré d’un fait divers, le suicide collectif des membres d’une secte, il met en scène des enfants et un maître à tête ovoïde. Ce dernier leur montre un film où des ballons baudruches à face humaine explosent d’un coup d’aiguille. Dans cette image de mauvais rêve sont réunis quelques-uns des thèmes qui traversent l’ensemble de l’œuvre : la bonne distance face à l’épreuve du réel, la position de maîtrise, la considération du public.
Une autre installation clé est Le Chat écrivain de 1996. Ce gros félin à notre échelle écrit à sa sœur une lettre pour lui parler du portrait de leur père qu’il vient d’achever et qui se trouve dans son dos. On lit la lettre et on entre dans l’histoire et dans les affres de cet artiste soucieux de l’accueil qui sera réservé au portrait. Ledit portrait est un vrai tableau et la scène apparaît comme un prélude à la vie de peintre que Séchas entamera une dizaine d’années plus tard. Fiction et réalité ne cessent d’empiéter l’une sur l’autre.
En oubliant les figures animées et les sculptures pour se consacrer à la peinture seule, Séchas a fait entrer un nouveau type d’objets dans le monde qu’il s’est construit. Cela commence par l’abstraction, pas seulement pour chasser le gag, mais aussi pour se concentrer sur l’essentiel, avec une exaltation contenue. C’est une affaire d’humeur ou de mood. À d’autres moments, il peint aussi des tableaux à chats. Présenter quelques-unes des toiles abstraites : des bandes verticales tracées d’une brosse large sur des fonds monochromes, à proximité d’autres sur lesquels s’ébattent des figures graphiques ou sculpturales, c’est faire reconnaître les premiers comme des personnages ou presque.
Les quatre tableaux les plus récents, les Maryline, sont des femmes aux visages de chattes en sous-vêtements noirs, une demi-mesure pour suggérer l’intime. Assises sur un fauteuil ou un pouf, ces figures ingresques occupent toute la place du plan pictural, et affichent une expression interdite ou de léger embarras. Est-ce de ne pas savoir si elles sont plus objet de désir que poncif ou prétexte à peinture pure ? Un embarras du choix qu’elles partagent avec leur créateur et avec nous. Il y a pas mal de cercles dans l’œuvre de Séchas, outre ceux déjà évoqués : la communauté, l’autoréférentialité, les obsessions névrotiques. Pour reprendre un peu pied dans cette exposition explosive, regardons encore une fois tourner la spirale de l’Hommage à Émile Coué et réécoutons son profond message : « Chaque jour et à tout point de vue je vais de mieux en mieux. »
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« Alain Séchas : Je ne m’ennuie jamais… », du 28 septembre 2024 au 5 janvier 2025, BPS22 Musée d’Art de la Province du Hainaut, boulevard Solvay 22, 6000 Charleroi, Belgique