Vous avez contribué au chantier de reconstruction de Notre-Dame de Paris en travaillant sur les impacts structurels de l’utilisation de bois vert pour la charpente. En quoi cela a-t-il consisté ?
En tant que scientifiques, notre rôle a consisté à examiner les dossiers de consultation des entreprises, rédigés par la maîtrise d’œuvre, constituée des architectes en chef des monuments historiques Philippe Villeneuve, Rémi Fromont et Pascal Prunet, ainsi que du bureau d’études Bestrema pour la partie charpente. Notre responsabilité (groupe de scientifiques piloté par Jean-Luc Coureau du laboratoire I2M) a été de vérifier que les calculs étaient réalisés selon les règles de l’art, en appui à la maîtrise d’ouvrage, pilotée par le général Jean-Louis Georgelin (décédé accidentellement le 18 août 2023), représentant de l’État.
Ces dossiers de consultation à destination des entreprises (DCE) ont été réalisés par différents bureaux d’études. Notre groupe a travaillé sur la charpente, la nef, la flèche et le beffroi nord qui lui aussi avait été endommagé. Ce DCE contenait des plans détaillés, une description la plus précise possible de la charpente et des calculs vérifiant que chaque assemblage tenait et que le bois pouvait résister à ces efforts. Dans la mesure où l’on reproduisait à l’identique une charpente ayant tenu pendant de siècles, on pouvait supposer que la structure teindrait. Néanmoins, il était nécessaire de valider l’ensemble par ces calculs.
Il y avait par ailleurs des questions de mise en œuvre : quel type de bois utiliser, quelle teneur en humidité, quel contrôle, etc. Nous avons aussi préconisé de ne pas employer certains métaux. En présence de chêne, on ne peut pas utiliser des armatures en acier galvanisé, qui vont se corroder rapidement au contact des tanins de l’arbre. On leur préfère des platines en inox. Enfin, nous avons apporté des précisions sur les points de contact entre bois vert de la nouvelle charpente, bois anciens résiduels et éléments de maçonnerie, ainsi que concernant l’instrumentation du beffroi. La structure en bois supportant les cloches, elle vibre lorsque celles-ci sonnent. Nous avons proposé de placer des instruments de mesure à cet emplacement pour récupérer des informations a posteriori. Cela permettra de recueillir des données qui amélioreront notre compréhension des structures médiévales.
La charpente – communément appelée la « forêt » – de plus de 1 000 chênes de la cathédrale n’avait pas été reconstruite depuis sa création au XIIIe siècle. Le choix du bois a été drastique. Pourquoi avoir utilisé du bois vert, avec une coupe des arbres en hiver avant un travail de découpe des pièces à la main ?
La norme est d’utiliser du bois à 12 % d’humidité. Il fallait vérifier que la performance du bois à l’état vert pouvait résister aux charges. Autre point : la déformation. Lorsque le bois sèche, il rétrécit. Là encore, nous nous sommes assurés que les plans étaient conformes et ne posaient pas de problème compte tenu de l’évolution du matériau dans le temps.
L’hiver, le bois stagne, sa croissance s’arrête quasiment, la circulation de sève est ralentie donc la teneur en eau, en liquide, en sève est moins grande, ce qui signifie moins de séchage puisque le bois contient moins d’eau au départ. Un argument pour mettre en œuvre le bois vert est lié aux instruments de taille. Pour équarrir les troncs à la doloire à la main, il faut le faire sur des bois verts qui se travaillent beaucoup mieux. C’était déjà le cas il y a 800 ans pour construire les cathédrales. Pour des raisons patrimoniales et historiques, le choix a été fait de reconstruire à l’identique. Si on devait reconstruire la charpente de Notre-Dame avec des calculs modernes, on utiliserait beaucoup moins de bois. Avec le temps, en séchant, les poutres se déforment, les charges se redistribuent. Mais les charges mécaniques sont relativement faibles. De plus, le bois s’allège en vieillissant. D’ici quinze à vingt ans, la structure de la charpente perdra environ un tiers de son poids actuel.
Rémi Fromont avait répertorié avant l’incendie toutes les caractéristiques de cet enchevêtrement complexe de poutres. Cette connaissance de la structure initiale s’est-elle révélée essentielle au moment de la reconstruction ?
En tant que passionné de bois, j’ai trouvé ça formidable. D’ailleurs, je montre son mémoire aux étudiants en architecture en leur disant : regardez ce qu’est un dessin à la main avec les détails en 3D, probablement fait au crayon sur place au moment de sa visite. Un architecte doit savoir dessiner avant d’utiliser les moyens numériques. Ce travail de croquis a servi au bureau d’études pour les calculs. C’est une chance unique, qui a été très utile pour la reconstruction.
Philippe Villeneuve, l’architecte en chef des Monuments historiques affecté à la cathédrale depuis 2013, a reconstruit à l’identique en s’inspirant des techniques utilisées par les bâtisseurs au Moyen Âge. Cependant, pour mener à bien cette reconstruction dans des délais courts, il ne s’est pas seulement agi de remettre au goût du jour une méthode ancestrale. Les techniques les plus avancées ont été mises en œuvre. Tenir les délais aurait-il été possible sans cette expertise contemporaine ?
On n’aurait pas tenu les délais sans cette modernité du travail de chantier avec des échafaudages, des grues, des caméras capables de poser un élément de charpente au millimètre près. Tout s’est monté très rapidement. La flèche s’est faite en un temps record : les pièces préfabriquées sont arrivées par camion, les grues les ont positionnées, elles ont été fixées immédiatement. La rapidité d’exécution était bien là. Au Moyen Âge, avec des moyens de levage moins sophistiqués qu’aujourd’hui, acheminer les éléments de charpente à des hauteurs importantes devait prendre plus de temps. J’ai eu l’occasion de visiter la charpente en construction, c’était une forêt encore plus dense d’échafaudages qui permettait de se promener sur l’ensemble de la structure. On peut imaginer qu’au Moyen Âge, ils échafaudaient localement pour les besoins de l’avancement local. Les moyens techniques et technologiques du XXIe siècle ont incontestablement permis de mener à bien le chantier dans un tel délai. Le chantier avançait au rythme de l’arrivée des pièces de bois taillées en atelier, hors site, sans encombrement. Il y a eu aussi un engouement, une mobilisation exceptionnelle de charpentiers, certains venus de l’étranger.
En termes d’écoconception, votre spécialité, la nouvelle charpente de Notre-Dame est-elle comparable à celle bâtie il y a 800 ans ou sa conception a-t-elle bénéficié d’apports de connaissances et de technologies actuelles ?
Les tailles de charpente ont été réalisées avec des outils à main. Le boulonnage a été fait, autant que faire se peut, à l’ancienne. Dans la réparation du beffroi où il fallait connecter des bois récents avec les bois anciens qui avaient tenu mais qui étaient coupés, les charpentiers se sont inspirés de modes d’assemblage anciens comme le trait de Jupiter. Effectivement, on peut dire que la majorité du chantier a été faite à l’identique.
Est-ce de l’écoconception ? Quand on évalue une structure, on évalue l’énergie dépensée pour la fabriquer mais aussi la quantité de matériaux utilisée. Or, aujourd’hui, on en mettrait moins. Une économie de matériaux a un impact moindre. Sur le long terme, la pression sur la forêt pour construire va en augmentant. Les grosses entreprises de construction, les « bétonneux », sont dans une démarche de décarbonation en ayant davantage recours au bois. L’écoconception, ce n’est plus d’utiliser à tout va du bois, c’est aussi d’épargner cette ressource, de l’économiser quand on peut, et de réemployer l’existant. C’est une piste plus que sérieuse en architecture. Un de mes doctorants travaille sur ce sujet : Comment concevoir une structure d’aujourd’hui pour qu’elle soit réemployable demain.
Ce chantier spectaculaire démontre néanmoins la durabilité d’un matériau tel que le bois, qui peut résister pendant des siècles et auquel, vous venez de le souligner, on revient après des décennies de bétonisation, chère au modernisme.
Je me suis intéressé aux ponts en bois. Certains, mal conçus, mal protégés, vieillissent mal. A contrario, en Suisse par exemple, en Allemagne ou en Europe du Nord, l’architecture en bois, bien conçue et protégée, dure. Dans le cas de Notre-Dame, la charpente est couverte. Même si elle subit les variations de l’hygrométrie extérieure, elle n’est pas soumise aux intempéries directement. Un bois tel que le chêne est naturellement résistant aux attaques des coléoptères traditionnels qu’on rencontre en France et aux moisissures en absence d’exposition à l’eau. Dans de bonnes conditions, sa durabilité est de plus de 1 000 ans – à comparer avec celle du béton armé, dont le vieillissement est dû à un phénomène naturel de carbonatation, de pH qui baisse et donc de mise en corrosion possible des armatures qui commencent à rouiller, font éclater le béton et accélèrent la dégradation. C’est ce que l’on constate, par exemple, sur les bâtiments de Le Corbusier ou d’Auguste Perret, avec des bétons de 120 ans souvent à réparer.
Bien conçu, le bois est très durable. Pour les architectes, cela demande une compétence particulière. Avec quelques collègues, nous essayons d’intégrer ce sens du détail dans la formation des étudiants en architecture. L’industrialisation du béton, qui tolère tout, avait éliminé toutes ces recherches. Avec le bois, il faut prendre en compte la protection, le drainage des assemblages, les sens de connexion des éléments. Il faut aussi redoubler d’intelligence constructive pour bâtir en bois tout en respectant un budget. Le béton reste un concurrent peu cher. Mais les étudiants sont passionnés, notamment par les structures légères résistantes des maisons au Japon, où a perduré un artisanat de pointe.
À Notre-Dame, un groupe a également été chargé de l’évaluation structurale post-incendie des voûtes grâce à une modélisation numérique « bloc à bloc ». Là encore, en quoi cela a-t-il consisté ?
On sait calculer la poussée des voûtes mais il y a quand même une recherche sur la manière dont on peut modéliser numériquement leur équilibre. « Bloc à bloc » signifie que dans ce genre d’édifice on modélise un peu différemment du béton. Le béton est une matière qui a été coulée, monolithique. On regarde donc comment les contraintes se distribuent à l’intérieur. Les blocs de pierre, eux, sont des solides qui ne cassent pas. En revanche, ce sont les joints qui, la plupart du temps, vont céder. On réalise donc des calculs différents : on empile des blocs les uns sur les autres avec une forme qui correspond à ce qu’on veut et on regarde ce qui se passe au niveau des joints. C’est la faiblesse de ces derniers qui va créer la faiblesse structurelle.
L’équipe qui a travaillé sur la maçonnerie a fait un benchmark, c’est-à-dire a confronté plusieurs approches de modèle sur Notre-Dame pour évaluer, comparer, les différentes méthodes de calcul. Elle continue à travailler sur l’effet de la charpente sur la maçonnerie. Dans le groupe charpente, nous nous sommes contentés de vérifier des documents de bureaux d’études. Le groupe maçonnerie est allé plus loin, avec davantage de moyens. Piloté par Stéphane Morel à l’université de Bordeaux, et auquel a participé le laboratoire Géométrie, Structures, Architecture (GSA) sous la direction de Thierry Ciblac, ce groupe va perdurer. Une équipe scientifique du CNRS va se constituer autour de ces problématiques du patrimoine médiéval pour monter en expertise en vue de futures réhabilitations. Le chantier de Notre-Dame devrait être un point de départ pour développer de nouvelles connaissances sur les constructions gothiques.
Un débat a eu lieu entre les partisans d’une reconstruction à l’identique, respectant à la lettre la version de Viollet-le-Duc – finalement retenue –, et un geste contemporain, qui avait la faveur de l’Élysée, avec des propositions pour le moins audacieuses. Le recours à des matériaux qui n’existaient pas au Moyen Âge était une option privilégiée par certains. Étiez-vous plutôt du côté des Anciens ou des Modernes ?
Mon regard est celui d’un scientifique au sein d’une école d’architecture. J’ai écouté Rudy Ricciotti évoquer la charpente de la cathédrale de Reims, reconstruite en petits éléments de béton à la façon Philibert Delorme après avoir brûlé pendant la guerre de 1914-1918. Une réinterprétation moderne n’a pas eu ma préférence. Pourquoi former des compagnons charpentiers, des compagnons tailleurs en France si au moment où on a besoin de ces compétences pour un tel chantier, on va couler du béton ? L’idée de voir une entreprise de BTP apposer son bandeau pour faire sa publicité ne me plaisait pas non plus.
J’ai trouvé très intéressant que les arbres aient été prélevés un peu partout sur le territoire ; chaque commune a donné son arbre. Une communauté s’est réunie autour de Notre-Dame. Le public aurait moins adhéré à ce chantier si le béton du XXIe siècle avait remplacé les métiers d’art. J’ai basculé définitivement du côté de la tradition. Visiter cette flèche m’a procuré une intense émotion. Cela aurait été différent avec du béton par rapport à cet incroyable travail de bois de charpente. Lorsque je passe devant, désormais, je la vois.