Raphaëlle Guidée, chercheuse en littérature comparée, s’est consacrée à l’étude des catastrophes, des ruines à travers le prisme de la mémoire et du rapport au temps qu’elles engendrent et incarnent (Mémoires de l’oubli. William Faulkner, Joseph Roth, Georges Perec et W. G. Sebald, Classiques Garnier, 2017). Dans La Ville d’après, elle propose une « enquête narrative » dont le terrain est cette fois une ville, Detroit dans le Michigan, qu’elle a effleurée pour la première fois à l’été 2005, explorée ensuite à différentes reprises et sur laquelle elle a recueilli une multiplicité de récits. C’est à travers eux qu’elle aborde cette ville dont la représentation est passée, en l’espace d’un siècle, de berceau de l’industrie automobile et de la production en chaîne à cette « Mecque des ruines », « symbole mondial de la postapocalypse » ; cette ville déclarée en faillite par son maire en 2013, après avoir été érigée, à partir du début du XXe siècle en porte-étendard du progrès par la mécanisation.
De l’utopie à la dystopie donc, l’image de Detroit s’est toujours située dans un avenir plus ou moins proche et glorieux ; et si son histoire a fait corps avec la modernité et l’avènement du capitalisme triomphant, les crises successives qu’elle a traversées, depuis les émeutes de 1967 jusqu’à la pandémie due au Covid-19, n’ont conduit qu’en surface à une remise en cause du système : la ville d’après reste une ville qui renaît, avec tout ce qu’elle suppose d’inégalités sociales, d’exclusion, de production de déchets et de rapport ambivalent à l’environnement.
PROPOSER D’AUTRES IMAGINAIRES
Des écrivains qui se sont saisis de Detroit (Joyce Carol Oates, Jeffrey Eugenides, Thomas B. Reverdy, Benjamin Markovits) au chief storyteller (conteur en chef) dont la municipalité s’est dotée en 2017 pour élaborer son discours médiatique – sur le modèle des équipes de campagne électorale et de la communication des grandes sociétés –, en passant par les documentaires et ensembles photographiques – dont celui, particulièrement diffusé, de Romain Meffre et Yves Marchand, The Ruins of Detroit (2010) –, Raphaëlle Guidée fait porter l’attention sur la mise en récit des événements et de l’histoire, ainsi que sur ses résonances multiples dans le champ politique. Car son enquête se veut en prise avec la période indécise que le monde traverse, attachée à faire entendre des voix autres, au plus près des habitants et des initiatives individuelles, en réponse au constat énoncé par Donna Haraway d’un « défaut de récits commensurables avec notre situation » et s’adossant aux théories d’Isabelle Stengers ou d’Anna L. Tsing. Sur le modèle de la Fiction-Panier d’Ursula K. Le Guin, elle ouvre sur des formulations et lectures alternatives à même de fournir autant de suites possibles.
Raphaëlle Guidée, La Ville d’après. Détroit, une enquête narrative, Paris, Flammarion, 2024, 352 pages, 23 euros.