Docteure et professeure en histoire de l’art à l’université de Liège, Julie Bawin signe Art et controverses*1, une importante et première étude d’ensemble sur les polémiques nées autour d’œuvres d’art prenant place dans l’espace public. Par espace public, il faut entendre les lieux accessibles à tous, à la différence des musées, institutions, fondations ou centres d’art spécifiquement dédiés à l’exposition d’art. Ces œuvres, souvent commandées par les pouvoirs publics, sont dès lors financées par des fonds publics, ce qui revient in fine à l’argent du contribuable. De ce fait, ce dernier, comme les autorités politiques, a le sentiment d’avoir son mot à dire à propos des créations artistiques. Le sujet concerne autant le champ sociétal que politique et peut parfois dériver à la suite d’un simple malentendu ou, le plus fréquemment, à cause d’opinions idéologiques ou artistiques divergentes.
L’ouvrage ne constitue pas une histoire de l’art dans l’espace public, mais se penche sur les controverses qui ont alimenté de nombreux débats depuis le milieu du XIXe siècle. Celles-ci peuvent provenir du pouvoir en place – c’est ce que l’on appelle la « censure verticale » – ou de la société civile – la « censure horizontale » ; laquelle est aujourd’hui particulièrement opérante, dans tous les secteurs, par l’entremise des réseaux sociaux. Sociologiquement parlant, l’analyse suit donc aussi l’évolution des mentalités et l’établissement des critères d’évaluation modulable d’ordres esthétique, moral, religieux et politique propres à chacune des époques, jusqu’à la nôtre où la censure le dispute au « wokisme ».
Des résistances à la censure
L’étude proprement dite se divise en trois grandes parties. Au XIXe siècle apparaissent des résistances à l’art public alors en vogue, c’est-à-dire essentiellement la statuaire. Il y est question, entre autres, en France, de la saga de La Danse (1869) de Jean-Baptiste Carpeaux commandée pour la façade de l’Opéra Garnier, à Paris, et de la polémique autour du Monument à Balzac (1898) d’Auguste Rodin, tandis qu’en Belgique le sculpteur Jef Lambeaux fait l’objet de deux controverses : l’une liée aux Passions humaines abritées dans un édicule construit par Victor Horta dans le parc du Cinquantenaire, à Bruxelles ; l’autre, à l’installation de Faune mordu dans le parc de La Boverie, à Liège, en 1905. Ces controverses se produisent sur fond de querelles politiques et idéologiques entre anciens et modernes, en ce qui concerne, d’une part, des appréciations esthétiques entre libéraux et socialistes, et, d’autre part, des considérations ayant trait à la morale ou à la religion catholique. Quand la politique s’immisce dans ces conflits, le débat artistique passe au second plan, éclipsé par le pouvoir et la volonté d’un parti.
Le XXe siècle est traversé par des destructions de monuments sous le régime nazi, par de l’anticommunisme, aux États-Unis notamment (ce dont a souffert Diego Rivera en 1933 avec sa fresque L’Homme à la croisée des chemins destinée au Rockefeller Center), et, plus proches de nous, par ce que l’auteure nomme « les deux grandes affaires des années 1980 ». Il s’agit, d’une part, de la désinstallation, à New York, en 1989, de la sculpture Tilted Arc (1981) de Richard Serra et, d’autre part, de la vaste polémique concernant Deux Plateaux (1986) de Daniel Buren, installation plus connue sous le nom de « colonnes de Buren », mise en place dans la cour du Palais-Royal, à Paris. Julie Bawin consacre des chapitres conséquents à ces « affaires » qui se lisent, comme les précédentes, tel un thriller.
L’intransigeance dont ont fait preuve Diego Rivera et Richard Serra dans ces longs conflits n’est sans doute pas étrangère au fait que leurs œuvres n’ont pas été conservées. Daniel Buren, lui, a mené son combat au tribunal, faisant valoir le droit moral de l’artiste sur son œuvre – droit applicable en France, mais inexistant aux États-Unis –, pour maintenir et achever les Deux Plateaux. Les colonnes ont, depuis, largement été adoptées par le public qui fréquente le site du Palais-Royal, et l’artiste a gagné une notoriété certaine. Ce passionnant chapitre se termine par des considérations pertinentes sur les rapports, faisant constamment l’actualité, entre art contemporain et patrimoine ; ainsi du procès d’« élitisme » souvent fait à l’encontre des artistes contemporains par le grand public, auquel, parfois, les élus se mêlent en pensant satisfaire une partie de leur électorat.
Un problème de société
Le XXIe siècle est loin d’être avare de ce genre de situations, puisqu’il y est tour à tour question des Enfants pendus (2004) de Maurizio Cattelan, de la Verity (2012) de Damien Hirst, du « plug anal » de Paul McCarthy (Tree) installé en 2014 sur la place Vendôme à Paris, du « vagin de la reine » d’Anish Kapoor (Dirty Corner, 2011) exposé en 2015 dans les jardins du château de Versailles, du Bouquet of Tulips offert par Jeff Koons à la Ville de Paris en 2019, ou encore des accusations d’antisémitisme qui ont oblitéré, à juste titre, le bon déroulement de la Documenta 15, à Cassel, en 2022, conçue par le collectif indonésien Ruangrupa.
L’ouvrage se clôt par des polémiques d’un tout autre ordre, puisqu’elles concernent l’intégrité physique et morale des personnes victimes. Ainsi est-il évoqué les affaires de l’artiste français Claude Lévêque, lequel a été accusé de pédocriminalité, mais n’a pas encore été jugé. La diffusion de son travail s’est arrêtée net, et ses œuvres dans l’espace public ont été mises « en sourdine ». Il en fut de même pour le chorégraphe et plasticien belge Jan Fabre, condamné pour attentat à la pudeur et harcèlement sexuel en 2022, le temps que sa peine d’emprisonnement de dix-huit mois avec sursis soit effectuée – l’artiste n’avait pas fait appel. Si son programme chorégraphique est désormais moins suivi, son œuvre de plasticien est à nouveau exposée, ponctuellement, notamment dans les foires d’art par les galeries qui lui sont restées fidèles. Plus fondamentalement, il s’agit là de la récurrente et quasi insoluble question de la distinction à établir entre l’homme et l’œuvre, laquelle constitue une réelle question de société.
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Julie Bawin, Art public et controverses. XIXe-XXIe siècle, Paris, CNRS Éditions, 2024, 374 pages, 26 euros.
*1 Le livre faisait partie des ouvrages nommés pour le prix Pierre-Daix 2024. Paraît ce mois, de la même auteure, laquelle poursuit ses recherches sur les commissariats d’exposition, un essai intitulé De quoi le curating est-il le nom ? Métamorphoses d’une pratique dans le champ de l’exposition, Bruxelles, La Lettre Volée, 2025, 128 pages, 28 euros.