Dans une cour du Marais, à Paris, de hautes plantes ont poussé au fil des années tout autour des bâtiments d’une ancienne imprimerie. C’est là que Philippe Chiambaretta a installé son agence, PCA-STREAM. Le sujet de notre entretien ? Ce que l’art fait à sa pratique d’architecte. En guise d’introduction, nous avons fait un tour des bureaux, des espaces pensés par lui pour accueillir des œuvres comme autant de sources d’inspiration pour ses collaborateurs et pour lui.
Dès l’entrée sont accrochés le Portrait Grandeur Nature (Marcelle Duchamp) [1962] d’Agnès Thurnauer ainsi qu’une grande photographie de ville américaine de Gregory Crewdson. En bas de l’escalier, on voit un ensemble de dessins de Yona Friedman, un architecte utopiste qui n’a jamais vraiment construit. Dans des niches, des photographies de Sophie Ristelhueber montrent les canalisations en plomb sous les jardins de Versailles : boyaux d’un corps ou pattes d’une araignée mythologique. Une image de Renaud Auguste-Dormeuil dresse un relevé des points militaires stratégiques dans la skyline d’une ville. Une vaste Boîte de Charles Matton figure un loft new-yorkais. Apparaissent également, de mur en mur, Alain Bublex, Eva Nielsen, la dessinatrice Hélène Muheim ou encore Larissa Fassler, avec une œuvre représentant les trajectoires des passants sur la place de la Concorde, à Paris, à laquelle Philippe Chiambaretta a réfléchi dans son étude pour le réaménagement des Champs-Élysées. Dans un cabinet de curiosités, livres, œuvres et objets quotidiens livrent une vision du monde de demain : un petit robot de WALL-E, des photographies de blackboards (tableaux noirs) de Google par Julien Prévieux, des dessins et une sculpture de Mark Dion, des livres cristallisés de Pascal Convert ainsi qu’un ouvrage lui étant consacré, et des objets d’art brut réalisés à partir de machines agricoles, de circuits imprimés et de navettes de métiers à tisser... Dans le bureau de Philippe Chiambaretta, enfin, une collection de plans de police de Paris datant du XVIIIe siècle ainsi qu’une œuvre de Pierre Huyghe : le plan de sa chambre dans l’Étoile noire (Station spatiale fictive de l’univers de Star Wars).
Alors que vous vous êtes formé en architecture tardivement, à quand remontent vos premiers liens à l’art ?
J’ai été élevé par mes grands-parents, et il se trouve que le cousin de mon grand-père était architecte, dessinateur hors pair et aquarelliste. Je me suis mis à peindre avec lui, au pied des tours de la cité médiévale de Carcassonne [Aude]. L’art et l’architecture ont donc tout de suite été liés. Puis le dessin est resté mon jardin secret, mon talent. En terminale, j’ai été partagé entre plusieurs envies : l’art, la photo, le cinéma, mais aussi l’abstraction des mathématiques... C’en était même douloureux. Finalement, je me suis inscrit en math sup : je passais des heures dans des constructions mentales basées sur quelques principes, des théorèmes qui sont comme des conquêtes... C’est un territoire très puissant, que j’ai à peine entrevu, mais qui m’a beaucoup structuré.
Dans ma fréquentation des artistes, j’ai retrouvé quelque chose de ces règles du jeu, par exemple lorsque Julien Prévieux se fixe des principes pour analyser Karl Marx ou chez Daniel Buren. Quand j’ai commencé l’École nationale des ponts et chaussées, à Paris, j’ai compris que je n’allais pas faire une carrière d’ingénieur et j’ai découvert l’architecture, notamment avec Paul Chemetov, Jean-Louis Cohen, Marc Mimran et Bruno Fortier, qui enseignaient là. Et je suis entré dans l’atelier de dessin. Un jour, dans un des cafés de la place de l’Odéon, je vois une jolie fille qui dessinait, une Américaine qui étudiait à la Parsons School of Design, à New York. Nous avons vécu ensemble deux ans. J’ai appris l’anglais et je suis parti aux États-Unis. Le dessin a été déterminant dans ma vie !
C’est alors que vous avez entrepris de travailler dans la finance...
Oui, j’ai poursuivi mes errances dans la finance à New York. C’était en 1986, et j’habitais à Soho, qui était encore le quartier de l’art et abritait des ateliers et des galeries comme celle de Leo Castelli. Ensuite, j’ai fait un master au MIT [Massachusetts Institute of Technology], à Cambridge, et, en rentrant, je me suis lancé dans le conseil en stratégie. Je vivais avec une femme architecte et j’étais sur le point de me marier. Puis, je suis parti à Fort Lauterdale, en Floride, pour recevoir un prix de la société américaine qui m’employait. Pour le trajet en avion, j’avais emporté une biographie de Pablo Picasso, c’est alors que j’ai décidé de tout arrêter et de devenir artiste. J’ai démissionné, j’ai pris un atelier. Je me suis mis à peindre pendant un peu plus d’un an et j’ai même fait une exposition. C’était une première rupture.
Est-ce votre rencontre avec l’architecte catalan Ricardo Bofill qui a changé
le cours des choses ?
Oui, Ricardo Bofill était alors le premier des « starchitectes ». Il m’a proposé de venir travailler pour lui : « Je ne peux pas être partout, avec le président de la Russie et en même temps avec le maire de Varsovie, tu seras mon double. » Je me suis dit qu’il était complètement fou, mais j’ai accepté ! C’était tellement prenant et passionnant que j’ai arrêté de peindre sans avoir le sentiment de quitter quoi que ce soit. J’avais franchi un cap : j’évoluais avec des gens qui vivent par passion. Pendant dix ans, j’ai été son bras droit à Paris et dans le monde entier. Il m’a transmis l’amour de l’architecture.
Vous avez fait une autre rencontre essentielle...
En 1995, j’ai rencontré Julie Rouart. Par son biais, j’ai retrouvé un lien avec l’art : une famille dans l’impressionnisme et une famille dans l’art contemporain, avec Pierre Huyghe, Philippe Parreno, Edouard Merino et Florence Bonnefous de la galerie Air de Paris, la « bande des Perpendiculaires », et Nicolas Bourriaud lLa Société Perpendiculaire (SP) est un groupe artistique et intellectuel qui a émergé dans les années 1980, autour de Nicolas Bourriaud, Christophe Duchatelet et Laurent Quintreau). Il travaillait pour l’agence Bronx, à Paris, puis, après avoir écrit l’Esthétique relationnelle [Les presses du réel, 1998], il a été choisi avec Jérôme Sans pour diriger le Palais de Tokyo, à Paris. En 1995, j’ai de nouveau traversé une sorte de crise : en étant manager de l’agence d’architecture de Ricardo Bofill, j’avais l’impression de vivre une vie d’artiste par procuration. Je me demandais comme accomplir un destin, alors j’ai décidé à 33 ans de m’inscrire en fac d’architecture. J’ai été diplômé en 2000, j’ai quitté Ricardo Bofill et monté mon agence, à 37 ans – nous avions deux enfants avec Julie ; c’était un pari un peu fou.

La future Fabrique de l’Art, qui abritera les collections du Centre Pompidou Francilien et du Musée national Picasso-Paris, à Massy.
© PCA-STREAM
Quels ont été vos premiers projets ?
Pour commencer, j’ai repensé avec Edouard Merino l’espace de la galerie Air de Paris, rue Louise-Weiss [dans le 13e arrondissement]. Les discussions que nous avons eues m’ont beaucoup nourri sur ce que signifie exposer, sur l’organisation des réserves, les liens avec les artistes... Le critique d’architecture Gilles de Bure a écrit dans Le Journal des arts que la galerie avait comme doublé en taille. J’ai découvert le caractère obsessionnel des artistes, d’autres règles du jeu que celles des architectes.
Ensuite, j’ai rencontré Alain Julien-Laferrière, qui dirigeait le CCC à Tours [actuel centre de création contemporaine Olivier-Debré] et qui m’a offert de travailler sur la façade du centre d’art. Cela a duré trois ans. Qu’est-ce qu’un lieu d’art ? Qu’est-ce qu’une façade ? Telles sont les questions que nous nous posions. J’ai proposé une coque qui était comme une membrane organique. C’était l’époque d’ArchiLab... (rencontres internationales d’architecture qui se sont tenues à Orléans (Loiret) à partir de 1999, devenues la Biennale d’Architecture d’Orléans depuis 2017) D’une œuvre d’architecture, cela devenait une œuvre d’art, et c’était inconstructible !
Alors la maquette est devenue une exposition : « Game Over Architecture » [2012]. À partir de la maquette que j’avais réalisée, Alain a convaincu le ministère de la Culture de financer le projet. Il a fallu transcrire l’idée en réalité, passer la limite entre l’art et l’architecture en tenant compte de la pérennité, de l’entretien. La coque s’est transformée en lames. Il y a aussi eu un livre, Tours architectures [Monograf ik éditions, 2007], avec des articles de Marie-Ange Brayer et d’Alain Julien-Laferrière. J’étais un architecte aux marges de l’architecture, comme l’étaient François Roche, Didier Faustino ou Philippe Rahm. Mais j’ai voulu choisir mon territoire. Passer de la façade comme œuvre à la façade comme réalisation m’a définitivement fait basculer dans le champ de l’architecture.
Comment est né le projet de la Fondation Pinchuk, à Kiev, en Ukraine ?
Peu de temps après, Nicolas Bourriaud m’a parlé de l’homme d’affaires Victor Pinchuk, qu’il conseillait pour sa collection, et qui souhaitait construire un musée à Kiev. Nous sommes allés le rencontrer. Il nous a montré un bâtiment du XIXe siècle en chantier et nous a donné trois mois ! À chaque rendez-vous, Nicolas Bourriaud lui présentait des artistes, et je lui exposais les plans du musée. Nous construisions le musée en même temps que la collection. En 2006, nous avons fini le bâtiment. Par la suite, Viktor Pinchuk a agrandi le musée en suivant mes plans et recruté un curator allemand. Il voulait tirer l’Ukraine vers l’Europe par l’art – on le comprend aujourd’hui.
Qu’est-ce qui vous a ensuite conduit à inventer – l’agence et la revue – Stream ?
Dès 2005, je désirais positionner l’architecture à la rencontre de deux mondes : une logique de production, liée à la politique et à l’économie, et une logique de création, avec les artistes. C’est ce qui m’a conduit à fonder la revue Stream [en 2009] avec Nicolas Bourriaud, lequel est devenu rédacteur en chef de la partie art, M/M, le studio qui en a assuré le graphisme, et Julie Rouart sur les aspects éditoriaux. Chaque numéro avait une couverture confiée à un artiste, et présentait un thème à la croisée de l’art et de l’architecture. Le nom de l’agence, PCA, était un jeu de mots : il signifiait à la fois « Philippe Chiambaretta Architecte » (comme le font tous les architectes !) et « Production Conception Architecture ». Stream, le nom de la revue, faisait, lui, référence à l’idée d’une modernité devenue liquide sur laquelle nous apprenions à surfer. Ainsi est né le nom de l’agence PCA-STREAM, comme lieu de croisement entre réflexion et création.
L’architecture peut-elle, comme l’art, accueillir une part d’indétermination ?
Bien sûr. Il y a des architectes comme Frank Gehry, Daniel Libeskind ou Jean Nouvel qui décident de la structure d’un bâtiment en froissant une feuille de papier ou en implantant la structure d’un bâtiment de façon aléatoire. Je ne me satisfais pas de mettre ainsi de l’aléatoire dans le jeu tectonique, et il me semble que la structure d’un bâtiment mérite d’être étudiée de façon plus rationnelle et fonctionnelle, à partir du contexte et des enjeux de performance ou d’usage. En revanche, il est possible de faire une place à une invitation, à un artiste, ou bien d’introduire une part d’indétermination dans un projet, mais après avoir poussé jusqu’au bout la rigueur constructive.

Vue intérieure de la Fondation Pinchuk, à Kiev.
© PCA-STREAM
En quoi peut consister une collaboration entre un artiste et un architecte, par exemple entre vous et Pablo Valbuena pour le Stream Building (2023) à Paris ?
Pour le Stream Building, j’avais prévu un exosquelette qui pourrait accueillir une œuvre. J’avais pensé d’abord au Britannique Julian Opie, mais cela n’a pas été possible. Alors nous avons organisé un concours qui m’a permis de choisir l’artiste espagnol Pablo Valbuena. Mais ce n’était pas vraiment une collaboration. Il a été davantage question de collaboration avec Detanico/Lain, pour le 103, rue de Grenelle [dans le 7e arrondissement], centre historique des télécoms français, avec la tour du télégraphe Chappe. C’est Clément Dirié qui m’a présenté ce duo d’artistes, à qui j’ai demandé une intervention artistique intégrée à l’architecture : en référence au code télégraphique, ils ont créé six alphabets se déclinant au sein du bâtiment.
Et Pierre Huyghe ?
Nous nous croisons régulièrement ; son exposition de 2013 au Centre Pompidou (« Pierre Huyghe », 25 septembre 2024-6 janvier 2025) m’a bouleversé, tout comme celle à Venise en 2024 (« Liminal », 17 mars-24 novembre 2024, Punta della Dogana – Pinault Collection, Venise). Nous avons notamment mené une interview modérée par Éric Troncy pour le numéro 3 de Stream (Habiter l’Anthropocène), dont il a réalisé la couverture. Il y formulait l’idée d’un projet qui ne s’adresse pas à un spectateur, avec une œuvre qui s’échappe. C’était ce que je voyais dans l’approche non anthropocentrée que nous avons analysée dans Stream : comment l’Homo sapiens peut-il cesser d’être le centre de son travail ? Il me semblait que nous parlions de la même chose au même moment.
Le projet du MO.CO. – Montpellier Contemporain vous a-t-il fait changer d’échelle ?
Le MO.CO. a été l’occasion pour moi de retrouver Nicolas Bourriaud. Il s’agissait de penser l’espace de l’hôtel des collections. Il existait dans ce projet une marge de manœuvre non formelle qui rejoignait d’une certaine façon l’esthétique relationnelle : le programme qui se passe dans un bâtiment, la pièce de théâtre qui s’y déroule est un sujet qui n’est pas toujours traité par les architectes – ils sont souvent plus préoccupés par la forme de ce qu’ils dessinent. Or, la façon dont on habite le monde de demain est selon moi un sujet tout aussi passionnant. L’architecture doit accompagner ces évolutions. Le MO.CO. devait être un QG de la culture à Montpellier, donc il fallait des lieux de convivialité. Nous avons installé un restaurant et un jardin, que nous avions confié à Bertrand Lavier – il revenait ainsi à ses premiers intérêts, lui qui s’est d’abord formé à l’école d’horticulture de Versailles.

Vue extérieure du MO.CO., à Montpellier.
© Jean-Philippe Mesguen pour PCA-STREAM
Quelques années après l’aménagement du siège du Centre national des arts plastiques (Cnap) à La Défense, puis de celui de l’Institut français dans le 15e arrondissement, vous avez remporté le concours du Centre Pompidou Francilien, à Massy, dans l’Essonne. Ce projet propose-t-il justement une nouvelle manière d’habiter le monde de l’art ?
À Massy, le programme comprend principalement un grand espace pour les réserves du Centre Pompidou et du Musée National Picasso-Paris, avec des contraintes de climat, de poids et de dimensions pour pouvoir répertorier, classer, protéger des œuvres, et une partie dédiée à des expositions. Nous avons réfléchi à la question des réserves visitables qui se répand aujourd’hui, mais ce ne sera pas le cas ici.
Lorsque vous construisez la tour The Link – la plus haute de France –, à La Défense, ou bien que vous étudiez le réaménagement possible des Champs-Élysées, toutes les idées que nous venons d’évoquer ont-elles cours également ?
La proportion du poids de l’usage varie d’un projet à l’autre. Les contraintes techniques de la tour The Link sont énormes. D’innombrables questions se posent, à en donner le vertige, des questions environnementales ou philosophiques par exemple. La revue Stream permet de faire circuler des idées entre des philosophes, des penseurs et des artistes, ce qui nous enrichit de ce point de vue. Chaque projet doit ensuite faire l’objet d’une mise en équation.
Nous n’avons pas encore parlé de Daniel Buren, c’est la pensée in situ justement.
Oui, nous avons récemment fait un entretien tous les deux, à la suite de son intervention sur la verrière de l’un de nos projets, boulevard Haussmann. Comme lui, je considère tout projet comme contextuel et formel à la fois. Le réaménagement des Champs-Élysées a en cela presque une dimension activiste. Cela rejoint le rapprochement que je fais entre art et mathématiques. J’ai mené il y a longtemps des recherches sur le labyrinthe parce que, pour se trouver, il faut se perdre. Dans les mathématiques, il y a des résultats qui sont soit vrais, soit faux, ce qui n’existe pas dans l’art. En architecture, il faut arriver à traduire le programme parfois mal posé par les usagers (une école, un palais de justice, une université ou un immeuble de bureaux). Il faut identifier l’équation inconnue qui est la véritable question, puis la résoudre de manière juste. C’est la façon dont j’aborde tous mes projets. Ensuite apparaît un acte plus créatif dans lequel on présente une histoire, on s’intéresse à une émotion, à un récit. C’est là que se joue le vécu que j’ai avec les artistes qui racontent des histoires – Jacques Audiard dans le cinéma ou Pierre Huyghe dans l’art. À Massy, il y a eu des décisions successives : ne pas couper les arbres, faire un jardin au bord d’un lac, être économe, donc faire un module répétitif, citer Renzo Piano et l’histoire du Centre Pompidou. J’ai retenu des mathématiques qu’une équation peut se résoudre en trois lignes, justes et belles à la fois. Il y a cela aussi en architecture.
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