Le 8 février 2025 s’ouvrait au Migros Museum für Gegenwartskunst, à Zurich, le premier chapitre d’un cycle d’expositions intitulé « Accumulation – On Collecting, Growth, and Excess », qui se clôturera le 25 mai. Combinant des œuvres issues de ses fonds permanents (Art & Language, Rachel Harrison, Liz Magor, notamment) à celles d’artistes invités (Jumana Manna, Reto Pulfer ou encore Sung Tieu), la présentation propose une réflexion critique sur la question, plus d’actualité que jamais, de l’expansion perpétuelle des collections de musées. Lorsqu’elles ne sont pas radicalement remises en cause (la piste d’une décroissance des acquisitions est envisagée par certains), les modalités de sélection, de conservation et de monstration au cœur de l’entreprise muséale sont du moins interrogées, ne serait-ce que d’un point de vue logistique et budgétaire. Partout où l’abondance menace de déborder, une réforme des pratiques semble indispensable. Il y a quinze ans déjà, Ann Temkin, conservatrice en cheffe du département de la peinture et de la sculpture au Museum of Modern Art (MoMA), à New York, rappelait qu’au-delà du constat évident de trop-plein (« too much stuff ! ») émergent « des questions plus nuancées concernant l’ampleur et la nature de ce que l’on devrait collectionner à l’avenir ». Un peu plus loin, la conservatrice en cheffe précise : « Notre mission consiste à aller là où les artistes nous mènent. Plutôt que de nous attendre à ce que les œuvres importantes se conforment à nos paramètres, nous devons accepter que souvent celles-ci les remettent en cause » (Ann Temkin dans Artforum, vol. 48, no 10, été 2010). Une chose est sûre, le musée d’aujourd’hui, tout en maintenant son rôle essentiel de préservation, doit pouvoir répondre aux exigences d’accessibilité et de diversité de l’extraordinaire patrimoine en mouvement dont il est détenteur.
Le fait est que seules 5 % environ des collections des grandes institutions sont exposées chaque année, privilégiant globalement les mêmes artistes et « chefs-d’œuvres » largement identifiés. La publication de bases de données en ligne ainsi que la multiplication de réserves en libre accès viennent compenser en partie cette disproportion vertigineuse, quoique de manière principalement quantitative. À l’opposé de cette approche en masse, pour ne pas dire en vrac, cartes blanches et autres invitations données à des artistes contemporains permettent aux institutions de proposer des interprétations spécifiques et originales de leurs collections permanentes.
Regard des artistes
La National Gallery, à Londres, fait figure de précurseur avec, dès 1977, la série « The Artist’s Eye » (inaugurée avec Anthony Caro) ; puis, en 1989, est lancée par le MoMA « Artist’s Choice » (avec Scott Burton). À partir des années 1990, la pratique se généralise, alors que la réflexion institutionnelle sur les réserves connaît un tournant majeur. À mesure que la notion de diffusion prend le pas, du moins culturellement, sur celle de conservation, et qu’une véritable « révolution des publics » a lieu, et alors que récession et crise économique guettent, le musée tend à recourir de plus en plus aux services d’artistes-commissaires. Bien entendu la perspective de faire événement n’est pas indifférente, quand essor de la fréquentation et spectacularisation vont souvent de pair, mais c’est bien la volonté de renouveler le regard sur les collections – et indirectement d’éclairer la production artistique de celui ou celle devenue pour un temps commissaire – qui alimente cette tendance muséologique moderne.
C’est d’ailleurs exactement ainsi qu’est née l’idée de ce qui constitue sans doute la première grande exposition de collection permanente organisée par un artiste contemporain. En 1968, alors qu’ils visitent les réserves du RISD (Rhode Island School of Design) Museum of Art, les collectionneurs et mécènes Jean et Dominique de Menil déplorent que tant de trésors restent plongés dans l’ombre et suggèrent l’intervention, plus libre et audacieuse, d’artistes. Un an plus tard naît « Raid the Icebox I, with Andy Warhol » (1969-1970), où la star du pop art réunit un ensemble idiosyncrasique de peintures et de sculptures (Giovanni del Campo, Lyonel Feininger, Marie Laurencin, Georges Seurat, Charles Sheeler, Florine Stettheimer, James Abbott McNeill Whistler), mais aussi de papiers peints Art nouveau, textiles Navajos, parapluies et ombrelles, paires de chaussures, boîtes à chapeau, piles de catalogues de maisons de ventes et même un ginkgo poussant dans la cour.
Concernant l’art d’après-guerre, le premier grand jalon semble être posé par Joseph Kosuth avec « The Play of the Unsayable : Wittgenstein and the Art of the 20th Century » (1989) à la Wiener Secession, à Vienne, en Autriche (puis au Palais des Beaux-Arts, à Bruxelles) ; un an plus tard, « The Brooklyn Museum Collection : The Play of the Unmentionable (Joseph Kosuth) » traverse les vastes collections du musée encyclopédique new-yorkais, de l’art égyptien ancien aux créations alors récentes de Barbara Kruger, en passant par la statuaire classique et le mobilier moderniste. (Une ambition et amplitude similaires s’expriment actuellement dans la carte blanche de Carol Bove au musée d’Art et d’Histoire de Genève.)
La présence des femmes
Il y a peu, c’est à une autre exposition de collection historique orchestrée par un artiste que s’est référée la Collection Lambert, à Avignon. Sous le commissariat de son directeur récemment nommé, François Quintin, le raccrochage intitulé « Alchimie de la rencontre » (du 23 juin 2024 au 5 janvier 2025) adopte dans l’une de ses salles un protocole de rotation aléatoire défini par l’artiste et compositeur états-unien John Cage en 1992. Dans la lignée de l’exposition « Rolywholyover A Circus » (Exposition itinérante : MOCA, Los Angeles, septembre-novembre 1993 ; The Menil Colletion, Houston, avril-juin 1994 ; Solomon R. Guggenheim Museum, New York, avril-août 1994 ; Art Tower Mito, Japon, novembre 1994-février 1995 ; et Philadelphia Museum of Art, Philadelphie, avril-juin 1995) proposée par celui-ci, et plus particulièrement de sa section titrée « Circus », le lieu avignonnais fait se succéder au fil des mois une soixantaine d’œuvres, tout en révélant au grand jour les gestes et outils nécessaires à leur régie.
Les artistes qui acceptent l’exercice de l’exposition de collection s’en remettent toutefois rarement aux lois dites « du hasard ». Au contraire, subjectivité et licence artistique, associées à un sujet ou critère particuliers, guident la plupart de ces relectures singulières. Ainsi, à l’occasion de la réouverture de l’aile moderne, agrandie et rénovée, du Museu Calouste Gulbenkian, à Lisbonne, Leonor Antunes, conformément à l’engagement féministe présent dans sa propre production, privilégie au sein des collections du CAM – Centro de Arte Moderna Gulbenkian les œuvres d’artistes femmes (dont Helena Almeida, Ana Hatherly et Salette Tavares), encore trop souvent marginalisées, ici et ailleurs (« Leonor Antunes, the constant inequality of leonor’s days* », 21 septembre 2024-17 février 2025). (Si certains croient entendre là un refrain éculé, rappelons que même si la tendance est au mieux, les femmes demeurent grandement minoritaires au sein des collections d’art moderne et contemporain. Au musée national d’Art moderne, à Paris, par exemple, si 36 % des acquisitions en 2024 concernent des artistes femmes, celles-ci ne représentent que 19 % des artistes et 10 % des œuvres de la collection.) Leonor Antunes étend son intervention au-delà du simple choix des œuvres et pense leur mise en espace en adaptant des dispositifs scénographiques de Lina Bo Bardi, Charlotte Perriand ou encore Sadie Speight, architecte restée dans l’ombre de Leslie Martin – auteur du bâtiment original du centre lisboète inauguré en 1983 – dont elle était l’épouse et la collaboratrice.
Si les artistes-commissaires ne forment en rien un groupe homogène et ne poursuivent d’ailleurs pas tous nécessairement de grands objectifs muséographiques et historiographiques, leurs choix font apparaître dans tous les cas des affinités souvent insoupçonnées. Au gré de libres associations et – quand la présentation est réussie – d’une fertile propension à « l’ambiguïté et la contradiction » (pour reprendre les termes de Hans Haacke lors de son intervention au sein des collections du Victoria and Albert Museum, en collaboration, alors inédite, avec les Serpentine Galleries, à Londres, en 2011), ces expositions d’artistes sont riches en enseignement pour les institutions qui les accueillent et leurs publics.