Pendant longtemps, seule sa famille et quelques personnes qui lui rendaient visite savaient que Charlotte Rampling invoquait des fantômes à travers des tableaux. Cette activité clandestine a désormais pignon sur rue. Ses œuvres sont accrochées au musée d’Art moderne de Paris dans le cadre de l’exposition « Mondes parallèles » qui présente le travail de sept artistes aux univers singuliers. Sur les murs d’une salle en sous-sol dont la lumière a volontairement été atténuée, de petits formats (50 par 45 cm) aux teintes sombres sont disposés à la hauteur du regard. À la surface de cette obscurité crépusculaire émerge le relief de silhouettes et de figures aux contours indéfinis et particulièrement inquiétants.
Tout a commencé il y a trente ans, à la période de Noël. L’actrice britannique est alors mariée au musicien Jean-Michel Jarre qui pratique la peinture avec un intérêt pour l’art abstrait. « Il avait pris quelques jours pour se consacrer à ses toiles, se souvient-elle. Je me suis dit que je pouvais aussi essayer. Au cinéma, on est sans cesse scruté, on se donne tout entier. On ne s’appartient plus. J’avais envie de faire quelque chose pour moi-même avec mes mains. Comme je ne savais ni peindre ni dessiner, j’ai utilisé de la matière. »
Son père, militaire de carrière, lui avait déjà dit quand elle était adolescente qu’elle devait apprendre à faire quelque chose de ses mains. « J’ai quitté l’école à 16 ans, j’étais trop rebelle. Mon père voulait absolument que je puisse gagner ma vie quoi qu’il arrive. J’ai passé neuf mois dans une école de secrétaire pour devenir sténographe. Il faut toujours écouter son papa, surtout s’il est colonel », ponctue-t-elle dans un éclat de rire. Sa mère, elle, pratiquait l’aquarelle. « Elle a commencé tard, mais elle avait du talent. Elle a été exposée localement. Comme moi, elle faisait ça pour s’épanouir. Je ne suis pas aussi délicate qu’elle. Moi, je suis plutôt dans le mortier. Question de caractère. »
Ainsi, Charlotte Rampling prend d’abord quelques cours de sculpture, mais se tourne rapidement vers une activité plus commode à réaliser dans une chambre et à emporter sur un tournage. Sans idées préconçues, elle malaxe une pâte qu’elle applique sur des panneaux d’isorel. Puis, elle gratte, ponce, sable jusqu’à ce qu’une figure naisse. « Je ne donne pas de titres. Ce sont des monstres, des créatures, des êtres. Je m’arrête seulement quand j’obtiens un visage, quand un personnage apparaît et me parle. Parfois, je les perds. Un jour, en voulant ajouter une petite chose, il a disparu. J’étais folle de rage. »
La comédienne de 77 ans n’a pas demandé à être exposée. La proposition est arrivée naturellement. « Ça fait partie de mon caractère. Je ne demande jamais à un metteur en scène d’être dans son film, confie celle qui a tourné avec les plus grands réalisateurs : Luchino Visconti, Patrice Chéreau, Woody Allen, Alan Parker, Sidney Lumet, Nagisa Ōshima, Jonathan Nossiter, Lars von Trier, Paul Verhoeven, François Ozon... C’est une forme de pudeur. Je laisse les spécialistes, comme Fabrice Hergott, le directeur du musée d’Art moderne, qualifier avec leurs mots ce que je fais. Moi, je ne sais pas. » Ce qu’elle sait, en revanche, c’est la raison pour laquelle elle façonne ces étranges tableaux. « Je suis dans une forme de quête. Jusqu’où peut-on aller malgré les barrières que l’on a en nous, nos traumatismes, nos complexes ? La peur ne doit pas devenir une angoisse, sinon elle ne sert à rien. » De la même manière, Charlotte Rampling a enregistré en 2022 un élégant album (De l’amour, mais quelle drôle d’idée) sur des compositions de Léonard Lasry et des textes d’Élisa Point. L’une de ses chansons s’intitule « Je ne suis pas celle que tu crois ».
MATIÈRE À ÉNIGME
Charlotte Rampling reçoit dans un appartement du quartier Saint-Germain, à Paris. Cette location longue durée lui sert à la fois de bureau, d’atelier et de refuge, le temps que les vastes travaux à son domicile soient terminés. Assise sur un profond canapé, les mains posées sur les genoux qu’elle tient serrés, elle porte un pull gris en laine. Elle ressemble à l’un de ses deux chats. Le main coon est étendu sur une chaise dans une autre pièce. « Il s’appelle Jonaconda, précise sa propriétaire. Il a avalé trois souris en plastique, on a dû l’ouvrir. » Comme les félins, Charlotte Rampling est solitaire, mystérieuse, libre et nomade. Elle n’accorde pas sa confiance facilement.
L’actrice est une énigme. Elle a livré quelques clés dans son autobiographie, Qui je suis (Grasset, 2015, avec Christophe Bataille), abordant notamment le suicide, à l’âge de 21 ans, de sa sœur aînée bien-aimée, Sarah. Croit-elle aux fantômes ? « Je crois beaucoup à des choses invisibles, explique celle qui a perdu son compagnon, le journaliste Jean-Noël Tassez il y a sept ans. Si l’on a de l’imagination, si l’on aime les rêves, on aime l’inexplicable. L’art peut servir de thérapie face aux drames de la vie. Il peut être une porte de sortie pour ses traumatismes, son mal-être, sa mélancolie. »
C’est dans sa chambre qu’elle façonne ses créations et convoque les esprits. « Je n’ai pas de rituel, ce n’est pas du vaudou, s’amuse-t-elle. Je me plonge dans mon for intérieur. C’est une rencontre qui vient grâce et à travers moi. Je deviens un channel, comme on dit en anglais, j’ouvre une voie pour que le personnage vienne. » Le premier geste naît toujours d’une émotion. La finalisation, elle, peut prendre du temps. « Je fais des allers-retours. Je n’ai jamais jeté une tentative. On peut toujours rajouter de la matière, gratter. Il y a une créature qui vit, je ne veux pas la tuer. C’est une satisfaction immense quand je sais qu’elle apparaît. En trente ans, j’ai fait quarante-trois œuvres, cela représente seulement une à deux par an. »
AU-DELÀ DU NOIR
Au début, ses reliefs peints n’avaient pas cette couleur de terre brûlée qui rappelle les toiles de Pierre Soulages. « Les premières étaient plus grises, plus éclairées. Il y avait aussi plus de matière. Avec le temps, j’ai éliminé, raffiné. » Elle a eu l’occasion d’échanger avec le maître de l’outre-noir. C’était à l’aube de son entreprise artistique. « Je lui ai demandé comment il avait trouvé sa voie, s’il y avait des endroits où je pouvais apprendre. Il m’a conseillé d’aller voir des expositions pour m’enrichir, mais de ne surtout pas me rendre chez un professeur. Il m’a dit : “Je sens en vous quelque chose d’engagé. Faites ce qui est unique à vous”. »
Au-delà du noir, Charlotte Rampling partage un autre point commun avec l’artiste décédé en 2022 à 102 ans. Pierre Soulages faisait de ses toiles un terrain d’expérimentation. Il achetait dans une quincaillerie des outils de peintre en bâtiment : racloirs, brosses, spatules... Aucune sophistication non plus chez la Britannique. Elle recourt à des panneaux de bois bon marché et choisit comme matière première du simple enduit de rebouchage.
Dans la pièce à côté, on aperçoit sur la cheminée une de ses œuvres. On la reconnaît. On la voit au second plan sur le cliché que l’artiste a réalisé pour l’exposition « “Chère Eugénie...” Le flacon aux abeilles de Guerlain vu par 11 femmes photographes ». « J’ai fait cette image à la demande de Jean-Luc Monterosso. Il avait présenté mes photos en 2012, à l’époque où il dirigeait la Maison européenne de la photographie [à Paris], dans une exposition intitulée “Albums secrets”. Je voulais que les ténèbres de cette œuvre rencontrent cette lumière. Lorsque j’ai envoyé le résultat au début de l’année, on m’a demandé : “C’est quoi derrière ?” J’ai répondu avec amusement que c’était un tableau que j’avais trouvé. »
Ce printemps, Charlotte Rampling prête sa voix à un documentaire diffusé sur Arte consacré à la peintre Anna-Eva Bergman, qui fait actuellement l’objet d’une rétrospective au musée d’Art moderne de Paris. Hasard de la programmation, les toiles lumineuses de la compagne de Hans Hartung côtoient les créatures nocturnes de la comédienne. « Ces dernières sont contentes d’être dans le musée. Elles voient d’autres gens et peuvent parler entre elles. Il faut qu’elles voyagent ! »
« Mondes parallèles », 14 avril-10 septembre 2023, musée d’Art moderne de Paris, 11, avenue du Président-Wilson, 75116 Paris.
« “Chère Eugénie...” Le flacon aux abeilles de Guerlain vu
par 11 femmes photographes », 9 mars-4 septembre 2023, Maison Guerlain, 68, avenue des Champs- Élysées, 75008 Paris.
Anna-Eva Bergman, Peintre alchimiste de la lumière, de Simone Hoffmann, avec la voix de Charlotte Rampling, 2023, sur arte.tv jusqu’au 9 juillet 2023.
Charlotte Rampling, De l’amour, mais quelle drôle d’idée, 29music/ Kuroneko, 2022.