En ouverture de l’exposition, un autoportrait de Tina Barney, datant de 1990, la montre vêtue d’un long imperméable rouge au milieu d’une large flaque d’eau barrant l’accès à la plage. Son reflet rendu imprécis par les ondulations de l’eau prend le pas sur la composition. Cette image incarne tout le caractère insaisissable de la photographe américaine, née en 1945, que ce soit au sein de sa propre famille, qu’elle capture en intime – tout en s’y sentant parfois étrangère –, ou lorsqu’il s’agit de son travail. Tina Barney est adoubée par ses pairs, mais demeure méconnue du grand public. Du reste, son œuvre est propice à différentes lectures, que l’accrochage permet de mettre en lumière avec finesse. Quentin Bajac, le directeur du Jeu de Paume, n’a pas opté pour un format classique avec cartels, préférant faire dialoguer des extraits d’entretiens de la photographe avec des critiques de l’époque, afin de mettre en évidence la dichotomie entre ses intentions et la réception de ses images.
UNE OBSERVATRICE NEUTRE
Ses photographies donnent à voir les hautes sphères de la société américaine depuis les années 1980 et, plus particulièrement, la grande bourgeoisie de la côte est des États-Unis, de New York à la Nouvelle-Angleterre. Tina Barney saisit les personnes dans leur intimité, entre garden-partys et réunions familiales. L’univers opulent qu’elle immortalise est le sien, puisqu’elle-même est issue d’une lignée de banquiers d’affaires et de collectionneurs d’art. Dès ses débuts, elle oriente son objectif vers ses proches. Tandis qu’elle adopte le point de vue d’une observatrice neutre, la plupart des commentateurs de l’époque cherchent à dénoter un malaise derrière le vernis du « paradis WASP [White Anglo-Saxon Protestant] », une froideur ou une certaine ironie qui tiendrait lieu de critique sociale, qu’ils lisent dans un regard fuyant ou une posture embarrassée. Quentin Bajac explique ce trouble ressenti face aux images de Tina Barney par l’incertitude quant à la manière d’aborder ce sujet inhabituel, jusqu’alors très peu exploré en photographie. Si elle leur reconnaît parfois une forme de rigidité, la photographe a constamment formulé des réticences, ou en tout cas une certaine prudence, quant à une lecture de classe de ses images : « J’avais peur que l’on s’intéresse au fait que ces personnes appartiennent à la classe supérieure, et j’ai toujours pris soin de protéger cet environnement parce qu’à mes yeux, elles étaient bien plus que cela. » Son intérêt, affirme-t-elle, réside dans les dynamiques familiales, qu’elle explore dans des clichés à mi-chemin entre l’instantané et les portraits de la Renaissance ou de l’âge d’or de la peinture hollandaise, utilisant la mise en scène pour se jouer des codes de la réalité et de la fiction. Tina Barney est fascinée par les rites et les occupations de ces familles, qu’elle observe se répéter chaque année et se transmettre de génération en génération, mariages, baptêmes, dîners de Noël, journées d’été à Rhode Island, lecture familiale du Sunday New York Times dans la cuisine, jusqu’aux moindres gestes et mimiques qu’un fils prendra à son père, par exemple.
La scénographie ouverte de l’exposition unit ses clichés en un seul grand portrait de famille de l’élite américaine. Mais pas uniquement. Ses recherches la mènent en Europe et en Asie, où elle étudie la manière dont les codes familiaux de son milieu se reproduisent sur d’autres continents. Pour la photographe, il n’y a aucun signe d’ironie dans ce projet. Son approche fait plutôt écho à celle d’August Sander, lequel regarde ses sujets avec respect et sans jugement de valeur. Tina Barney procède d’une « forme d’observation interrogative ». Revenant régulièrement sur les mêmes lieux, elle immortalise la descendance de celles et ceux qui étaient devant son objectif il y a trente ans. Elle affirme que « rien n’a changé […], les gens ont la même apparence, les mêmes vêtements, les mêmes comportements ».
REPENSER LA PHOTOGRAPHIE
Selon Tina Barney, la grande question est de savoir si « leurs valeurs ont changé », s’ils pensent « à ce qu’ils sont, à ce qu’ils pourraient être ». Elle qui occupe une place ambivalente au sein de cette société a justement fait de la photographie un outil d’émancipation, refusant la voie d’épouse et de mère au foyer imposée par son milieu. On ne peut ainsi s’empêcher de la chercher dans ses images. Est-elle cette jeune fille mal à l’aise dans sa robe blanche qui regarde le sol ? Ce père abîmé dans ses pensées pendant que le reste de la famille lit le journal ? Ou cette fillette modèle devenue, quelques années plus tard, une adolescente émancipée fixant l’objectif avec défi, cigarette à la main ?
Tina Barney accorde également une attention particulière à l’objet photographique, au tirage, à ses couleurs, sa texture, sa taille… Elle appartient à une génération qui s’éloigne de la photographie d’auteur du XXe siècle pour s’intéresser à la matérialité de l’image. Quentin Bajac le souligne, à une période où le médium acquiert une légitimité nouvelle auprès des institutions et du marché de l’art, un cliché est pensé pour être exposé plutôt que publié dans les pages d’un livre. Comme la plupart de ses pairs, Tina Barney se tourne vers la couleur « pour travailler avec une technique davantage en phase avec son époque ». Plus novateur encore, elle réalise ses prises de vue à la chambre et privilégie les grands tirages : « Je veux que vous partagiez cette vie avec nous. Je veux que la moindre chose soit vue, que l’on voie la beauté de toute chose : les textures, les tissus, les couleurs, la porcelaine, les meubles, l’architecture. »
Des rideaux aux vêtements de ses sujets, son goût prononcé pour les motifs et les textures indique l’influence de la peinture sur son langage visuel, et plus particulièrement celle des Nabis. Tina Barney saisit essentiellement des scènes d’intérieur, dont beaucoup semblent sorties d’un tableau d’Édouard Vuillard. Cette influence est aussi le signe de son temps et d’une génération qui puise dans des références extérieures – cinéma, littérature, théâtre, peinture – pour repenser la photographie. Car, si les thèmes que Tina Barney aborde continuent de désarçonner ses spectateurs, son œuvre met en lumière, sous un angle original, un pan encore méconnu de l’histoire de la photographie qui a vu le médium se libérer de quelques-uns de ses carcans.
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« Tina Barney. Family Ties », 28 septembre 2024-19 janvier 2025, Jeu de Paume, 1, place de la Concorde, 75001 Paris, jeudepaume.org