Dans le monde de l’architecture, Anna Heringer est une voix originale qui, en regard de la crise écologique, gagne en intensité. L’architecte allemande, âgée de 47 ans, a pour mantra : « L’architecture est un outil pour améliorer la vie*2 », qui se veut « à la fois un slogan et une mission ». « Nous, architectes, contribuons massivement au dérèglement climatique. Nous pouvons faire mieux, clame-t-elle. Il s’agit certes de construire des bâtiments, mais aussi des communautés. » Une philosophie qu’elle a commencé à cultiver avant même d’opter pour l’architecture, alors qu’elle n’avait pas 20 ans. En 1997, pour son service civique, la jeune femme, née à Laufen, en Bavière, s’est envolée pour le Bangladesh afin d’œuvrer au développement des régions les plus pauvres avec l’ONG Dipshikha. Elle passe une année à Rudrapur, dans le nord du pays, et prend alors conscience des potentialités des ressources locales pour la construction. Sa matière de prédilection : la terre. « D’abord, c’est une ressource naturelle ; ensuite, c’est beau à toucher, alors que d’autres matériaux sont difficiles, voire même dangereux, à manipuler, fait remarquer Anna Heringer. La terre est la championne des matériaux durables. Pas besoin de “recyclage”, car il n’y a rien à recycler. Elle permet une parfaite circularité, autant en termes de développement durable que d’économie. »
En 2004, pour son projet de diplôme intitulé « School : Handmade in Bengladesh » mené à la Kunstuniversität Linz, en Autriche, elle imagine une école avec des murs en terre surmontés d’un étage en bambou. Pour mettre sa théorie en pratique, elle retourne à Rudrapur, non sans avoir effectué une collecte de fonds pour ériger l’édifice, et s’entoure de professionnels : un vannier, son cousin Emmanuel Heringer, un ingénieur, Christof Ziegert, et un expert en architecture climatique, Eike Roswag-Klinge. « Construire au Bangladesh n’a rien à voir avec la construction en Europe : il faut évaluer les ressources locales et faire avec, sans facteurs extérieurs, témoigne Anna Heringer. Nous avons mis six mois à matérialiser nos idées. J’ai, entre autres, repensé à des espaces dans lesquels, enfant, j’aimais me dissimuler, sous une table recouverte d’une nappe tombante, par exemple. Alors, nous avons conçu une sorte de “grotte” en terre faite de petites cellules où les écoliers peuvent s’isoler. » Résultat : un socle en briques de terre cuite, des murs en bauge au rez-de-chaussée, puis le plancher et la structure de l’étage en bambou. L’école élémentaire METI (Modern Education and Training Institute, Institut d’éducation et de formation moderne) a été inaugurée en 2006.
DE L’ESTHÉTIQUE D’UN BÂTIMENT À SON DEVENIR
Construire avec des matériaux naturels n’est pas sans risque. « Un jour, le bambou a été attaqué par des insectes – lorsqu’il est trop vert, il contient beaucoup de sucre et d’amidon, raconte Anna Heringer. J’étais catastrophée, mais pas les habitants ! Dans leur religion prévaut le cycle naissance/mort/renaissance. Ils ont remplacé toute la structure par un bambou adéquat, et... c’est tout ! Ils réitèrent l’opération quand cela est nécessaire, une preuve que le bambou est un matériau durable. » Les murs en bauge ont quant à eux prouvé leur solidité, y compris sous la pluie battante de la mousson. « J’ai longtemps pensé que le meilleur que l’on pouvait apporter aux pays du Sud global était les technologies les plus en pointe, mais j’ai changé d’avis, admet l’architecte. Le mieux est, au contraire, d’aider les gens à avoir confiance en leur propre potentiel. Lorsque l’on parle d’énergie et de ressources, on pense uniquement aux matériaux, jamais à la main-d’œuvre ! La notion de travail doit, elle aussi, figurer au centre du projet, car des emplois en découlent. » D’ailleurs, l’école elle-même est devenue « un catalyseur pour le développement local ». Avec ces mêmes principes de construction, Anna Heringer dessinera par la suite un centre de formation professionnelle pour les électriciens, trois maisons pour des paysans et un centre de thérapie pour les personnes handicapées, dont l’étage accueille un atelier de couturières – l’architecte a en effet lancé en 2015 le programme Dipdii Textiles dans le but de former à la couture des femmes en recherche d’emploi. « Habituellement, un architecte n’est responsable que de “l’esthétique” de son bâtiment. Pour ma part, je me sens aussi redevable de ce qui se déroule à l’intérieur, telle l’activité de ces femmes tisserandes », estime-t-elle.
MÊLER HIGH ET LOW TECH
En 2012, Anna Heringer a conçu un jardin d’enfants au Zimbabwe, et, en 2023, une école sur le campus Don Bosco à Tatale, au Ghana, avec le sol rouge prélevé in situ : « Les femmes ont damé la terre et enduit les murs. J’avais dessiné une ouverture, et une habitante est venue l’agrandir avec ses mains. C’est elle qui avait raison, sourit l’architecte. L’acte de construire est dans notre ADN, mais notre architecture a tendance à oublier ce qui est intuitif. Or, le processus est aussi important que le résultat. Un chantier est une coopération, et, au final, peu importe qui en est l’auteur ! »
À Baoxi, en Chine, Anna Heringer a érigé en 2016 trois auberges de jeunesse sur un même plan constitué d’un noyau en pierres et terre crue, coiffé de tressages de bambou aux formes expressives évoquant des paniers ou des pièges à poissons. « Mon but était de montrer que le bambou peut être un matériau “moderne”, précise l’architecte. On doit apprendre à générer la durabilité en mélangeant high tech et low tech. » Quel que soit le continent, sa « stratégie » ne varie pas : « Des matériaux locaux, une énergie – humaine – locale et un savoir global. » Depuis quelques années, Anna Heringer tente tant bien que mal de l’importer en Europe. « Regardez la ville de Chibam, au Yémen. Ces maisons-tours en briques crues ont été construites au XVIe siècle, soit il y a plus de 500 ans ! Avec tout notre savoir et nos technologies actuelles, ne pourrait-on pas faire de même ? On peut construire en terre aussi bien dans les pays en voie de développement qu’ici », insiste-t-elle.
Avec la collaboration d’un autre expert en pisé, l’architecte autrichien Martin Rauch, elle a réalisé en 2021 à Rosenheim, en Bavière, une maison d’hôtes pour un centre de soins. Sur une structure porteuse en bois, les murs en pisé – à nu dans les chambres également – et la façade en tiges de saule non pelées et non traitées favorisent une intégration harmonieuse dans l’environnement. À Hittisau, en Autriche, le tandem a développé un étonnant « espace de naissance », cocon aussi rebondi qu’un ventre de femme enceinte, dont l’intérieur est enduit d’argile et de tadelakt, une finition à base de chaux utilisée dans l’artisanat marocain.
Anna Heringer dit méditer quotidiennement : « Cela m’aide à différencier les luttes qu’il est utile de mener de celles qui sont perdues d’avance et qu’il vaut mieux abandonner pour ne pas gaspiller son énergie. » Chaque nouveau projet est l’opportunité pour elle de repousser les limites : « Les compromis ne peuvent pas devenir une excuse. Nous devons nous efforcer de modifier le cadre de notre profession. » Dès qu’elle a l’occasion de s’exprimer en public, elle requiert « la vérité sur le coût des matériaux », vent debout contre les lobbies. Ce qu’elle a fait en 2019, au Caire, devant un parterre de représentants des principaux acteurs mondiaux de l’industrie du bâtiment, réunis pour un forum sur la construction durable. Car, s’exclame-t-elle, « il n’est tout simplement pas acceptable qu’un mur en terre neutre en carbone conçu avec une ressource locale coûte plus cher qu’un mur en béton armé ! »
*1 Anna Heringer et Dominique Gauzin-Müller, Form Follows Love. Une intuition construite, du Bangladesh à l’Europe et au-delà, Bâle, Birkhäuser, 2024, 160 pages, 38 euros.
*2 Les propos d’Anna Heringer sont tirés d’une conférence donnée le 30 octobre 2024 au Pavillon de l’Arsenal, à Paris.
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