La vente « Augmented Intelligence » de Christie’s, première vacation dédiée à l’art créé à l’aide de l’intelligence artificielle (IA), s’est tenue en ligne du 20 février au 5 mars 2025 et a suscité une vive controverse. Une lettre ouverte, publiée en ligne le 8 février et recueillant près de 6 500 signatures, appelait Christie’s à annuler la dispersion, ce qu’elle n’a pas fait.
« De nombreuses œuvres que vous vous apprêtez à mettre aux enchères ont été créées à l’aide de modèles d’IA connus pour avoir été élaborées à partir d’œuvres protégées par le droit d’auteur, sans licence, accuse la lettre, concise mais percutante. Ces modèles, ainsi que les entreprises qui les développent, exploitent les artistes humains en utilisant leurs œuvres sans autorisation ni rémunération, pour créer des produits d’IA commerciaux qui leur font concurrence ».
La lettre était adressée aux spécialistes de l’art numérique de Christie’s, Nicole Sales Giles et Sebastian Sanchez, responsables de la vente.
En février, un porte-parole de la maison de ventes avait déclaré à The Art Newspaper : « Les artistes représentés dans cette vente ont des pratiques artistiques pluridisciplinaires solides, certaines étant reconnues par de grandes collections muséales. Les œuvres mises aux enchères utilisent l’intelligence artificielle pour enrichir leur démarche artistique. »
Mais, comme le dit l’adage, toute publicité est bonne à prendre, et la controverse a attiré une attention exceptionnelle sur un événement habituellement discret : une vente aux enchères en ligne à durée limitée.
La dispersion, qui s’est achevée mardi 5 mars, comprenait 34 lots datant des années 1960 à aujourd’hui et a totalisé 728 784 dollars (frais compris, soit 674 291 euros), un résultat modéré, mais supérieur à l’estimation basse de 600 000 dollars (hors frais).

Holly Herndon et Mat Dryhurst, Embedding Study 1 & 2 (from the xhairymutantx series). Courtesy de Christie’s
« Avec ce projet, notre objectif était de mettre en lumière les brillantes voix créatives qui repoussent les limites de la technologie et de l’art, a déclaré Sales Giles à l’issue de la vente. Nous espérions également que les collectionneurs et la communauté artistique au sens large reconnaîtraient leur influence et leur importance dans le paysage artistique actuel. Les résultats de cette vente ont confirmé que tel a bien été le cas ».
Le lot phare était Machine Hallucinations – ISS Dreams – A (2021) de Refik Anadol, artiste turco-américain pionnier des installations immersives à grande échelle, qui prévoit d’ouvrir cette année à Los Angeles le premier musée dédié à l’art généré par l’IA, Dataland. Faisant partie de sa série en cours Machine Hallucinations, ISS Dreams utilise des images satellites de la Terre, dont 1,2 million de clichés pris par la Station spatiale internationale, pour les transformer en une peinture basée sur des données animée par intelligence artificielle, diffusée en boucle dans une vidéo de 16 minutes. L’œuvre a été adjugée 277 200 dollars (frais compris), dépassant son estimation initiale de 150 000 à 200 000 dollars (hors frais).
Figurait ensuite Embedding Study 1 & 2 (from the xhairymutantx series) d’Holly Herndon et Mat Dryhurst, une œuvre commandée pour la Biennale du Whitney de 2024. Elle a été adjugée 94 500 dollars (frais inclus), dépassant son estimation de 70 000 à 90 000 dollars. La pièce montre une représentation caricaturale de Herndon en combinaison spatiale évoquant à la fois un astronaute et le Bibendum Michelin. Elle fait partie d’une série générée par un modèle d’IA text-to-image, entraîné à partir d’images modifiées de l’artiste elle-même.

Charles Csuri, Bspline Men, 1966. Courtesy of Christie’s
L’œuvre la plus ancienne de la vente était Bspline Men (1966) de Charles Csuri, une composition expérimentale figurative représentant un homme barbu, créée à l’aide d’une B-spline, une fonction mathématique. Ce dessin à l’encre sur papier, issu de l’estate de Charles Csuri, pionnier de l’art génératif, a été vendu 50 400 dollars (frais inclus), légèrement en dessous de son estimation de 55 000 à 65 000 dollars.
Autre œuvre précoce proposée lors de la vente, Untitled (i23-3758) composition à l’encre sur papier, a été réalisée en 1987 par Harold Cohen à l’aide du programme de dessin AARON, conçu par l’artiste à la fin des années 1960. La pièce a été adjugée 11 340 dollars (frais inclus), dans la fourchette de son estimation de 10 000 et 15 000 dollars.
Six lots sont cependant restés invendus : Infinite Skull #21 de Robbie Barrat et Ronan Barrot (est. 10 000-15 000 dollars) ;Emerging Faces de Pindar Van Arman (est. 180 000-250 000 dollars, la plus haute estimation de la vente) ; Zizi – Queering the Dataset de Jake Elwes (est. 18 000-25 000 dollars) ; Dream-0 #9 de Huemin (est. 30 000-50 000 dollars) ; Siamese Cycle in Absurdism de Botto (est. 20 000-30 000 dollars) ; et Nightcall (Not AI) de Ivona Tau (est. 7 000-10 000 dollars).
Un rapport publié à la fin de 2024 par la compagnie d’assurances Hiscox, en collaboration avec ArtTactic, a révélé que les nouveaux acheteurs sont plus enclins à acquérir de l’art généré par IA que les collectionneurs plus établis. Christie’s a mis en avant un chiffre marquant : 37 % des enchérisseurs enregistrés pour la vente Augmented Intelligence étaient totalement nouveaux pour la maison de ventes, tandis que près de la moitié (48 %) des enchérisseurs appartenait aux générations Millennial et Gen Z.
Le rapport d’Hiscox fait également une distinction souvent passée sous silence entre le marché des NFT – qui a connu une explosion en 2021-2022 avant de s’effondrer – et celui de l’art généré par l’IA. L’étude précise ainsi que « les ventes aux enchères d’art génératif et d’IA ont atteint un nouveau sommet en 2023 », ajoutant que « les collectionneurs de NFT semblent désormais rechercher davantage de sophistication, de sens et de contenu ».
Même si la vente aux enchères de Christie’s s’est bien déroulée malgré la polémique qu’elle a suscitée, la relation épineuse entre les droits d’auteur des « artistes humains » et les œuvres d’art réalisées à l’aide de l’intelligence artificielle ne fera que s’intensifier à mesure qu’elle se généralisera.