En France, c’est une véritable découverte que propose le musée de l’Orangerie. Pourtant, au Portugal où elle est née en 1935 sous la dictature de Salazar, et en Angleterre où elle vit depuis 1975, l’œuvre de Paula Rego est connue depuis longtemps. Une petite fille avec une tresse et une robe verte s’apprête à étrangler quelqu’un sur un lit, une femme danse seule dans un bal mélancolique sous la lune, la fille d’un policier cire une botte sur son bras pendant que son chat se dresse contre le mur, une fée bleue patibulaire chuchote à l’oreille de Pinocchio... La peinture de Paula Rego est un coup de poing que l’on reçoit dans le ventre.
Son œuvre est en général associée aux artistes de ce que l’on a appelé l’école de Londres, parmi lesquels Francis Bacon, Lucian Freud ou David Hockney, tous des proches de son mari anglais, le peintre Victor Willing (1928-1988). Ils se retrouvaient volontiers dans Soho, au Colony Room Club, mais n’ont jamais eu l’intention de former un mouvement artistique. À l’époque où le monde occidental s’intéressait à l’abstraction en peinture, tous ont eu en commun dans leurs toiles une présence forte de la figure humaine. Parmi eux, Paula Rego est l’une des rares femmes dont l’histoire se soit souvenue. Son œuvre mêle le souvenir du baroque portugais de son enfance, la peinture anglaise découverte à Londres et une vision sombre et transgressive, nourrie par sa lecture de la psychanalyse.
Un monde intime et violent
La sélection d’œuvres présentée à l’Orangerie commence par la fin des années 1980, juste après la mort du mari de Paula Rego, quand son style s’affirme pleinement après ses premiers collages – il aurait toutefois été intéressant d’avoir dans l’exposition une idée de ses débuts. Le visiteur est d’abord accueilli par un cortège de poupées en chiffon assises sur l’ancienne muraille de Paris qui occupe encore le sous-sol du musée : ce sont des modèles que Paula Rego fabrique depuis les années 2000 dans son atelier de Camden, dans le nord de Londres. Elle ne les considère pas comme des sculptures mais comme des modèles pour ses tableaux, de même que Nicolas Poussin le faisait avant elle, explique Cécile Debray, directrice du musée de l’Orangerie et commissaire de l’exposition. Le plus marquant de ces personnages est le Pillow Man, à la tête coiffée d’un collant noir. C’est un petit théâtre dont les accents cruels rappellent les œuvres de Louise Bourgeois ou d’Annette Messager. À partir de la fin des années 1980, apparaissent dans les toiles de Paula Rego des fillettes en tenue victorienne, aux corps trapus qui leur donnent une étrange monumentalité. L’une d’elles tente de maîtriser un chien, d’autres convoitent une proie au-delà du cadre du tableau. Il y a des scènes familiales ambiguës, sur lesquelles plane la menace de l’inceste. On reconnaît aussi Les Bonnes de Jean Genet : deux jeunes filles sur le point d’assassiner leur maîtresse dans une chambre, devant une coiffeuse et sur une chauffeuse. C’est un monde intime et violent.
Le dialogue avec les maîtres
Arrivée à Londres grâce à une bourse de la Fondation Calouste-Gulbenkian pour étudier l’imagerie des contes, Paula Rego connaît bien l’histoire de l’art. Son œuvre en est nourrie, et l’un des mérites de l’exposition est de la mettre en perspective avec quelques maîtres de la peinture. Très beau tableau qui appartient aux collections de la Tate, The Dance (1988) emprunte par exemple son motif principal à Francisco de Goya : une ronde sous un clair de lune mélancolique, où figure une femme seule entre les couples – sans doute Paula Rego elle-même, marquée par le deuil récent de son mari.
Paula Rego maîtrise parfaitement ses outils de peintre. Elle pratique aussi la gravure en virtuose. On retrouve dans ses Nursery Rhymes (1989) les personnages des contes pour enfants qui font peur et qu’elle adore : Alice, le capitaine Crochet, Peter Pan et Miss Muffet. Sur une toile monumentale, Gepetto assis sur une chaise lave son Pinocchio – le même Pinocchio est exposé debout au pied du tableau : une sculpture hyperréaliste de Ron Mueck. La proximité de ces deux œuvres surprend moins lorsque l’on apprend que Ron Mueck est le gendre de Paula Rego et qu’il a longtemps travaillé comme assistant dans son atelier. Chez elle, la satire sociale est partout. Elle se réfère à William Hogarth ou à Honoré Daumier, d’ailleurs également présents dans l’exposition.
À partir des années 1990, elle s’approprie une pratique singulière du pastel, non pas avec la grâce de Maurice-Quentin de La Tour, explique Cécile Debray, mais plutôt « avec le sens de la construction volumétrique d’un Degas ».
Un féminisme singulier
Militante pour l’avortement au Portugal, artiste féministe engagée en Angleterre, Paula Rego aborde sans tabous les thèmes les plus subversifs. « Il y a beaucoup de moi dans mes tableaux », dit-elle volontiers. Ses tableaux très crus créent un sentiment de malaise qui se prolonge au-delà des salles du musée. Ils traduisent avant tout son intérêt pour la nature humaine, dans toute sa complexité. Sa série de « femmes-chiens » montre des femmes accroupies, en train de grogner et prêtes à mordre. Dans celle consacrée au bal des autruches de « Fantasia », elle peint une troupe de ballerines en tutu noir dans un moment d’attente, d’ennui, de déréliction ; ce ne sont pas de frêles jeunes filles mais des figures musculeuses et masculines, menaçantes et désespérées. Au début des années 2000, Paula Rego réalise plusieurs portraits en pied d’héroïnes de la littérature, comme Jane Eyre. Ses femmes au cou épais sont sans grâce, images de force extrême et de doute profond.
En prise directe avec l’actualité, le tableau War (2003) est inspiré de la guerre en Irak, en particulier de l’image d’une petite fille en train de hurler alors publiée dans The Guardian. Les masques grotesques que portent les personnages rendent la scène plus glaçante encore. Paula Rego peint la condition des femmes d’autrefois mais aussi de son siècle – sa série de 1998 sur l’avortement, à l’époque clandestin au Portugal, n’est pas présentée à l’Orangerie. L’exposition s’achève par un ensemble de toiles de 2011 sur le thème du « chef-d’œuvre inconnu ». Dans un surprenant basculement, Paula Rego inverse les genres des personnages principaux de la nouvelle d’Honoré de Balzac : la muse est un homme et les peintres sont des femmes, mais l’insatisfaction finale de l’artiste est la même. Dans les contes cruels de Paula Rego, l’histoire ne dit pas s’ils eurent beaucoup d’enfants, mais il est clair qu’ils ne furent pas heureux.
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« Les Contes cruels de Paula Rego », 17 octobre 2018-14 janvier 2019, musée de l’Orangerie, place de la Concorde, 75001 Paris, musee-orangerie.fr